
J’ai supprimé Tinder et Hinge depuis plusieurs semaines. Je me passe de leur capacité industrielle à produire du Match pour me jeter devant le train des rencontres artisanales, bricolées par le Destin.
Mais l’artisanat, c’est plus long.
Le train aussi.
Il m’arrive de penser que la seule personne que je vais rencontrer dans les prochaines années sera moi-même. Je me réjouis pas trop vite, même elle peut m’échapper — sa Majesté est mêlée, elle a besoin de temps.
J’aime ce verbe, échapper. J’aime qu’on puisse l’utiliser quand un objet — du matériel — nous glisse des mains mais aussi quand une affaire immatérielle refuse de se laisser saisir.
Le sentiment que quelque chose m’échappe m’habite1. C’est dans ma vie une présence lointaine mais familière, quelque chose comme une cousine — une cousine qui m’appelle toujours la nuit. Ma cousine l’Angoisse qui me speed dial quand j’ai le malheur d’ouvrir les yeux dans le noir de mon lit.
Je ne dois pas être la seule car l’échappement a contaminé la grammaire. De consort avec mes milliers, mes millions! de semblables, je m’active à rencontrer. Point. Le verbe transitif est devenu intransitif.
Là où dans nos phrases il y avait une personne, ou même, j’en tremble, un nom! s’est installé…l’indétermination. Rencontrer «avec pas de nom», c’est comme un cours de jonglerie avec l’Infini des possibles, et dans mon cas, un escape room de l’Interprétation — linguistique, sémiotique ou comparée, choisissez votre sapio2.
L’intransitif fait tomber l’événement de la rencontre, son unicité, dans le champ de la pratique, ce qu’on répète. On se fixe des objectifs, on se perfectionne. Trust the process.
On dilue les attentes sur une plus grande période de temps. On se désinvestit un petit peu.
Ce n’est pas toi, ce n’est pas moi.
Et on finit par remarquer que personne n’emploie cette néo-grammaire de manière positive. J’adore rencontrer! Mon Dieu que la vie est belle depuis que je me suis mise à rencontrer! #jamaisétédit
So.
Le transitif est devenu intransitif.
Surtout, ne pas appliquer ce précepte à la dimension temporelle. Je n’ose pas imaginer comment on se sent dans un état d’intransition. Ça doit être proche de ce que veulent exprimer les syndiqués découragés quand ils disent : le temporaire est permanent. La solution temporaire est permanente.
Le célibat temporaire est permanent.
Et comme les syndiqués, je suis bien découragée des fois.
Alors je compense.
Retail therapy, 5 à 7 tous les soirs ,
ou alcool tous les jours,
pack de cigarettes,
binge watching de Succession,
messages audio que je vais regretter et supprimer,
écoute intensive de Nicole Bordeleau en balado,
pleurer par en-dedans,
magasiner une retraite silencieuse dans un abbaye mais jamais y aller,
Centris,
travailler trop, manger trop, courir — jamais trop,
les longues marches tard le soir
avec des écouteurs dans les oreilles qui m’empêchent
d’entendre
venir
l’agresseur
qui va m’assaillir
par-derrière,
prévient Oprah,
baissez le son les filles,
remettre aujourd’hui à demain,
en faisant fi bien sûr que c’est comme ça
que je vais
rater
ma vie.
Le ménage,
les plantes (qui jaunissent
et qui meurent,
mais pourquoi, bordel?).
L’autre jour, en sentant mon spleen au téléphone, mon amie m’a lancé : est-ce que tu crées?
C’est assez saisissant comme question.
Tsé, c’est peut-être pas pour rien que tu ne rencontres personne actuellement.
Bricole-toi une rencontre artisanale avec toi-même, c’est ça qu’elle voulait me dire, mon amie.
Achète-toi des beaux papiers japonais, un gun à colle chaude, des toiles vierges archi-grand format de mégalomane, garroche de la couleur des mots des sons du beau du laid, go all the way pour une catharsis de décoration intérieure si c’est ça qui te tente.
J’ai une pensée pour le personnage de François Pérusse qui magasine une guitare au téléphone.
– Mais les accords là, sont-tu toutes dessus?
– Les accords, monsieur, c’est vous qui les faites.
Faque, Mona, j’écris.
C’est fou tout ce que j’échappe sur la page blanche. Et je ne sais jamais quels morceaux de pensée vont prendre ensemble à force de copier-coller.
Alors j’ai répondu Oui.
Oui, je crée.
- M’échappe/m’habite, c’est étonnant comme juxtaposition.
- Une personne sapiosexuelle prétend être principalement attirée par l’intelligence de son ou sa partenaire. Un fétichiste du QI, finalement. En vérité, c’est un artifice pour se présenter comme étant soi-même supérieurement intelligent, personne n’est dupe.