Aimer Marilyn sur le Rang 4

On m’a donné ce conseil : quand tu ne sais plus qui tu es, cherche ce que tu aimais, enfant. 

*

J’écoutais Jacques Brel, Édith Piaf et Depeche Mode à tue-tête sur mon tracteur à gazon — quand tu héritais de la tâche, t’avais le droit de t’approprier le tracteur ; t’avais aussi beaucoup de temps pour penser. Un gros cinq heures de vrombissement dont je me relevais avec le cerveau et les chairs engourdis, et des brins d’herbe collés partout sur le corps. 

À quoi je pensais? Certainement aux mêmes choses qu’aujourd’hui, je ne me fais pas d’illusion sur l’évolution de mes monologues intérieurs. Les garçons, maigrir, me demander ce que je vais bien pouvoir faire plus tard, me détester. 

C’était aussi un gros cinq heures de bronzage, donné, pour peu que tu portes des culottes courtes et des bretelles spaghetti, mais juste sur la Face A des jambes. Après, je me faisais griller la face B sur une chaise longue en lisant des biographies de Marilyn Monroe. Toutes les biographies de Marilyn qui me tombaient sous la main. Je les comparais, assemblais les morceaux.

Le cinéma a fait cadeau de Marilyn aux hommes. Sa bouche, ses hanches, ses seins, sa peau de porcelaine, sa voix de femme-enfant. Mais c’est aux femmes que Marilyn parle — crie — cachée derrière sa beauté, emmurée dans le silence qu’impose l’adulation — morte. 

Elle crie comme une perdue dans une dimension où tous peuvent la voir et la regarder à loisir, mais personne ne l’entend. La lumière n’émet aucun son.

Alors il faut lire. Lire Marilyn, lire le viol de regards, lire l’absence de liberté, lire son romantisme désespéré, lire l’orpheline, les espoirs asphyxiés de grossesses jamais menées à terme, ses constants signaux de détresse. À 13 ans, je les captais, ses signaux. Nullement démontée par, disons, l’écart spatio-temporel entre nous, je nous inventais une relation dans les blancs d’un diagramme de Venne où nos deux ronds non-seulement ne se croisaient pas et ne créaient aucun terrain commun mais, en toute lucidité, devaient même s’exclure, et ainsi, nous nous retrouvions toutes les deux ensemble dans la marge ; je me sentais, en lisant bio sur bio, dans la confidence ; Marilyn était la grande soeur que je n’avais pas. 

Elle me racontait comment ça se passait sur les plateaux de cinéma, là-bas, à Hollywood, je m’inspirais d’elle pour former mes goûts — une esthétique de la féminité qui ne pouvait être plus éloignée de mon Rang 4 : ses bijoux, ses décolletés canyonnesques, ses pauses langoureuses ; rien qui puisse exister sur le plancher des vaches —, ses histoires d’amour étaient mes feuilletons — es-tu vraiment en amour avec Johnny Hyde? Il a 30 ans de plus que toi et c’est ton agent! Il est mieux d’être gentil avec toi! Ah oui, une chirurgie pour refaire ton nez? C’est mineur ? Bien s’il te la paye… — et je m’inquiétais pour elle, plus tard, quand elle était rendue à se barricader dans sa loge pendant des heures, parfois la journée entière, refusant de jouer ses scènes, et que les réalisateurs et ses partenaires acteurs et actrices, furieux, finissaient par la détester. 

Parfois, elle prenait de mes nouvelles aussi. J’imaginais son regard affectueux sur ma petite personne : adolescente boulotte, sans taille mais avec un double menton, qui marine dans le pas creux de l’anorexie, tellement honteuse de son corps qu’elle pourrait bien se noyer dans deux pieds d’eau à force de vouloir se cacher, une enfant qui se pense adulte et qui le prétend avec une exubérance maladroite et même vulgaire, bref, une jeune fille très ordinaire qu’elle, Marilyn, savait bienveiller, sur qui elle pouvait reporter sa tendresse maternelle pour la rendre peut-être, et ce n’est toujours pas gagné, un peu moins ordinaire. 

Entre les lignes de notre correspondance ésotérique, elle me disait ce que je voulais entendre: la beauté est une boîte de Pandore. Elle, et elle seule, avait le pouvoir d’installer ce doute raisonnable — salvateur — dans le récit transcendant de la perfection physique charrié par les magazines, la télé, la mode et les autres. Bénie entre toutes les femmes, elle savait de quoi elle parlait.

Mais se défait-on jamais de la peur d’être laide?

L’autre soir, en revenant du show de Bran Van 3000, j’ai fait l’expérience cauchemardesque de ressentir physiquement la laideur de mon visage — oui, j’avais fumé du pot, et oui, c’est vrai que le show de Bran Van était médiocre. J’étais seule sur le chemin du retour et je m’émerveillais de voir que Jeunesse se passait sur St-Laurent, enfin! Que Jeunesse présentait un gros finger à la face de la putain de pandémie, que malgré les horrifiantes fusillades que les journaux ne cessent de signaler, la ville leur appartenait comme il se doit. 

Dans le métro, que des jeunes, que des visages lisses et confiants, invulnérables à la lumière des néons. Sauf moi. La douche de lumière blanche traînait mes traits vers le bas, je sentais mes joues pendre, les sillons nasogéniens honnis se creuser du nez vers ma bouche, mes rides au front devenir des tombeaux, mes yeux se décomposer comme sous l’effet d’un coup de pinceau en fins lambeaux de couleurs — le blanc de la sclère marqué par ces maudits vaisseaux sanguins éclatés dont je n’accepterai jamais la présence définitive, le bleu jaunâtre de mes iris, le noir des cils, le rose chair au creux des yeux, et ce pinceau crevait mes globes oculaires pour en tirer des lambeaux, des cheveux de couleurs poussant à vue d’oeil jusqu’à terre et formant à mes pieds une tresse au brun indistinct, striée de sang — je sentais mon nez tapissé de pores s’empâter et cramoisir jusqu’à rendre repoussante à quiconque, et à jamais, l’idée d’approcher le sien pour m’embrasser ; j’étais la Bête parmi les Belles et les Beaux, et j’ai été frappée par cette prophétie : maintenant que j’ai vu mon vrai visage dans la fenêtre du métro, je ne pourrai plus jamais le non-voir (see/unsee). Adieu, consolation que je nommais un certain charme ! Adieu, le traité de paix conclu avec ma beauté moyenne

Encore une fois : oui, j’avais fumé. 

Reste que, à ce jour, et j’imagine jusqu’à la tombe, je ne saurai jamais avec certitude de quoi j’ai l’air. Suis-je jolie, regardable, plutôt laide avec néanmoins quelque charme subtil se révélant à la faveur de l’acclimatation ou simplement monstrueuse? 

Deux options : se dire que c’est normal et que tout le monde se pose la question (ne me détrompez pas, surtout) ou bien enfouir cette question dans une couche de déni compacte et anaérobique.

(Le maquillage, c’est tricky. Et si je ne faisais que surligner la laideur? Devant le miroir, je suis toujours à un bâton de rouge à lèvres de me transformer en clown.)

Et Marilyn n’y peut plus rien. J’ai emprunté Blonde de Joyce Carol Oates à la bibliothèque. Je n’arrive pas à le lire. 

J’ai regardé le documentaire Le Mystère Marilyn Monroe sur Netflix et je me suis ennuyée. 

*

Épilogue
(Qui a dit que les billets ne pouvaient pas avoir d’épilogue?)

Un camion vient d’arriver pour la livraison de poussins. Soixante balles de duvet deviendront poulets. Ma belle-soeur, en chienne de travail bleu marin, va à la rencontre du livreur. À quelques pas derrière elle la suit sa fille aînée, en culottes courtes de chez courtes, selon une mode qui intime aux jeunes filles de montrer l’amorce d’une bombeur de fesse, avec des espadrilles plateforme gardées blanches par 1000 contorsions, sa cami crop top et ses ongles en Shellac assez longs pour être admis seuls dans un manège de la Ronde, maquillée et coiffée pour son bal dans 3 semaines — on fait des tests.

Les poussins n’ont jamais vu ça de leur vie, le livreur, je n’ose pas y penser.  

Confiance, audace et coquetterie sur le pont de fenil. 

Le body positive est arrivé sur le Rang 4.

Je me dis que j’en aurais bien pris, de ça, quand j’étais jeune.
(au lieu de fumer du pot)  

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