Je ne suis peut-être pas chanceuse en amour mais je suis chanceuse en échange de maisons.

Je suis à Portland, Oregon, pour deux semaines, dans une coquette maison Four-square gentiment prêtée en échange de points et de notre intendance. Le manuel d’instruction de cette tech-house compte 27 pages dont aucune ligne n’est superflue pour bien opérer la piscine creusée avec toile solaire rétractable automatisée, les deux voitures électriques, Alexa, et la toilette Toto dont les fonctionnalités de bidet sont encore plus « à la carte » qu’un comptoir Subway : jets dirigeables dont on peut contrôler la puissance, l’angle (dirigés vers l’avant ou l’arrière) et la pression (continue ou pulsative), entre autres amusements. Je trouve hilarant que l’icône du bouton de contrôle pour le jet orienté vers l’arrière-train soit un homme et celui du jet avant, une femme. Ladies don’t poop. But ladies may masturbate — my very special Game of Throne.
Et ce n’est pas tout. Le siège de la toilette est chauffant, un feature qui suscite chez-moi une pensée réflexe : mon père était ici. Un siège de toilette chaud est synonyme de présence du père. Freud serait fou de cette idée.
On est quatre à partager ce luxe. Moi-même, les deux héritiers Fleur-des-Bois et Gros-Chat…et leur père — appelons-le Tom.
Je suis encore en train de me demander si c’était une bonne idée de planifier ce voyage en famille nucléaire recomposée. Si ça me prend deux semaines avant d’avoir la réponse, ça voudra dire que c’était pas si con que ça. Je risque d’une minute à l’autre de me rendre à l’évidence que c’était un plan de marde.
Behind the scene, Tom est train de lire à trois mètres de moi pendant que les enfants se baignent bruyamment et que j’écris. Je dépense une énergie folle, bien qu’indétectable, pour ériger un champ électromagnétique anti-interférences autour de mon ordinateur et de mon café (froid). Mais de quelles interférences me méfie-je donc? Des élancements à mon deuil-de-la-famille-nucélaire mal guéri ? D’une soudaine rage qu’on revienne ensemble? Ou seulement d’une curiosité de sa part qui me forcerait à raconter mais qu’est-ce que que j’écris donc? (Ceci est parfaitement présomptueux de ma part, tout le monde s’en torche.)
Je me surprend encore, après trois ans, à douter de notre séparation. Est-ce que j’aurais pu tenir le coup et construire encore du bonheur autour de notre amitié sincère et profonde? N’est-ce pas ça, l’amour vrai? Être capable de naviguer sur une mer changeante de sentiments et de périodes? En tout cas, quand je passe du temps avec lui, je ne doute jamais. C’est limpide. Je ne suis pas amoureuse de lui.
Bref. J’ai peur qu’on se tape sur les nerfs pendant deux semaines.
J’ai regardé le biopic sur Elton John dans l’avion. Quand il fait son coming out à sa mère, elle lui dit : personnellement je m’en fous mais sache qu’à cause de cela tu ne seras jamais properly loved.
Properly. Que voulait-elle dire? Mon p’tit gars, t’auras jamais la note de passage dans le cours Relations amoureuses 414? Ou encore, les hommes aiment mal (si on en croit le passé du personnage de la mère), et les homosexuels, ça doit être encore pire?
Elle édicte une norme absurde, qui me remplit de confusion. Je n’arrête plus de me demander: est-ce que je serai un jour properly loved? Et ça serait quoi pour moi, au juste, être properly loved, mettons que je voulais mettre la chose au clair avant de me faire passer un sapin sent-bon?
Elton rationalise sa malchance en amour. True love is rare, I must find ways to live without it. Ça alors, j’ai une malédiction en commun avec Elton John — à défaut d’avoir son talent. J’aurais préféré le talent, évidemment, mais la réaction d’Elton, c’est exactement la mienne. Aucune molécule de mon être ne croit que j’aurai droit, un jour, au true love, et je dois trouver la grâce dans une boulette végé à base de pois chiches quand tout le monde se paye un burger BBQ dégoulinant de pulled-pork.
Pendant que je me moule à l’esprit de Portland (Keeping Portland weird ), Pticopain est en Italie. Chaque jour, il publie ses cicchettis (je google), ses spritz, ses negronis, ses affogatos, et depuis hier, des selfies de lui dans un habit gris éminemment élégant qu’il a acheté pour faire à Rome comme les Romains. Il est outrageusement beau. Dannazione! les Italiennes ne le laisseront pas quitter le pays.
Je me félicite de lui avoir demandé : et les souliers?
Haha ouin pour les souliers j’ai rien. (Il porte ses vieux Adidas.)
À moi-même : Bon bien, les Italiennes font dire que tu reviendras.
Est-ce que j’ai l’intention de mentionner l’existence de Pticopain au père de mes enfants ? Bien sûr que non. Don’t ask, don’t tell — j’espère qu’il a lu les mêmes règles du jeu que moi.
J’ai googlé proper et properly. Mais je n’ai pas googlé : pourquoi est-ce que je préfère ne pas savoir si mon ex voit quelqu’un et que je lui cache que j’ai une fréquentation? Je pourrais certainement bricoler un début de réponse avec les mots jardin secret, culpabilité, officiel, déni, peur, engagement, libération, patience.
J’oubliais assumer.
Ce mot-là est vraiment intéressant.