Le complexe de la ouate

Je connais Gina depuis trente ans. Je l’ai rencontrée en musique, secondaire deux. Je jouais du saxophone mais Gin? je ne me rappelle pas de son instrument. De la trompette? C’était notre seul cours en commun ; six jours sur neuf, on bavardait au son des couacs et des beats de drums inconstants de nos pairs, nos confidences se fondant dans le bruit ambiant pendant que la mélodie de When the Saints tentait d’en émerger. 

À 13 ans, Gin avait déjà accumulé pas mal de ces points d’estime au cours intangible et non-réglementé qu’on appelle du vécu. Ce n’est pas une fortune qu’on flashe de gaieté de coeur ; Gin attendait le bon moment, le bon vacarme, pour partager avec moi sa biographie. Sa mère était morte quand elle avait dix ans, elle avait habité deux ans chez sa demi-soeur à Vancouver — où elle avait appris l’anglais, chanceuse! — avant de revenir vivre avec son père biologique, qu’elle ne connaissait pas beaucoup. Dans un trois et demi du centre-ville, elle devait se faire une famille avec l’homme de 60 ans — il l’avait eue sur le tard — qui dormait dans le salon. 

Ma nouvelle amie suscitait chez-moi de grands sentiments inapprivoisés et complexes. De la tendresse — un sentiment terriblement en porte-à-faux avec mon orgueil d’adolescente — ; un sentiment d’injustice pour autrui — un éveil — ; et plus que tout une admiration stupéfaite pour la fille qui trouvait la force d’aller à son cours de math pareil, de faire de l’éducation physique pareil, de lire de la poésie pareil

Une fois, Gin était allée garder. Le lendemain, l’argent dans son portefeuille avait disparu. Son père l’avait pris pour s’acheter de la bière. C’était la chose la moins paternelle que j’avais entendue de toute ma vie. Je découvrais la réalité de l’alcoolisme. Choc. Colère. Outrage! Et la cruelle impuissance. Détruire une guitare, ça nous aurait certainement fait du bien — comment détruire un saxophone? une trompette ?? — mais ça n’allait pas jusque là, l’apprentissage du rock, en secondaire deux.

À mon souvenir, Gin se contenait. Elle ne se mettait pas en colère, ne pleurait pas. Pendant que j’improvisais du réconfort, que je cherchais quoi dire au sujet du vingt piastres — au sujet de la vie ! — , elle se tenait en apesanteur, comme au-delà de l’argent volé, de l’école, du trois et demi, et de son père assisté social qui n’avait rien demandé, ne savait pas donner et prenait le bien des autres pour le sien. Depuis la mort de sa mère, Gin errait, elle faisait du vent. Elle mettait de la distance entre elle et la réalité.

Elle ramait depuis deux ans sur une infatigable mer de poisse, et moi j’étais scandalisée par le vol du moucheron.     

Je lui ai dit : un jour, je vais écrire ta vie. 

Je ne sais pas ce que cela valait comme réconfort. 

Aujourd’hui, je trouve que c’est épouvantable de lui avoir dit ça. De réduire ses malheurs, de la réduire, elle, à un objet dont quelqu’un d’autre va s’inspirer pour créer.

Gin s’en rappelle elle aussi. J’ose espérer qu’elle a vu ma noble intention derrière la maladresse : un jour, tout le monde verra à quel point tu es forte, en tout cas, moi j’aimerais le dire à tout le monde tellement je te trouve formidable.

J’aurais dû lui dire : Écris ta vie. 

(@Gin Il n’est pas trop tard!)

*** 

Une forêt des Cantons de l’est, un dimanche d’août. 

On marche. 

On est trois amies, à se confier, à s’écouter, à tracer des chemins dans nos têtes avec nos pieds. L’humidité végétale finit d’effacer les cernes du vin d’hier sous nos yeux et d’adoucir la rauqueur — état de ce qui est rauque — de la fumée de cigarette qui s’est faufilée — oups — dans nos gorges.

J’ai la chance d’avoir des amies qui ne sont pas chiches en confidences. Le pH de ta piscine  nous intéresse moins que le pH de ton âme. Il n’y a pas de pensées trop intimes, impudiques ou honteuses. Plus elles le sont, plus elles nous semblent vraies et précieuses. On est des adoratrices de l’aveu, des ferventes du sujet délicat. 

Je me trouve toujours un peu plate parce que je n’ai pas un gros catalogue de revers, contrairement aux femmes que j’aime le plus dans ma vie. Elles ont survécu — et survivent encore — à des familles d’originaux déficients, à des ex chthoniens, à des violences subtiles et franches, elles ont entretenu des relations illicites, pris beaucoup de chemins pas d’allure, aimé souvent longtemps énormément, ont essayé des affaires, sont tombées, ont été ensevelies et sont ressuscitées de mille morts symboliques.

Parmi elles, parfois, j’ai un complexe. Le complexe de la ouate. 

Je m’identifie à tous ceux dont on dit qu’ils sont sans histoire.s  — au singulier ou au pluriel. 

(Mais dans les romans et au cinéma, les sans-histoire finissent toujours par se révéler des icebergs de noirceurs glaciales, les traîtres.)

Ma situation est tout sauf pathétique, s’en plaindre le serait. J’aurais l’air de me chercher des bobos. (Mon complexe de la ouate s’accompagne de culpabilité.)

Je ne vais pas aller vivre dans la rue pour me gréyer d’expériences malencontreuses ou jouer à l’agace avec le danger, mais je me demande souvent : puis-je réellement entendre, comprendre, ce qui anime l’âme des autres qui ont tant vécu ?

J’ai peur de découvrir qu’ils se sont fait pousser des organes que je n’aurai jamais, ou que leur âme parle une langue dans laquelle je ne saurais dire Bonjour, je m’appelle Chose.

Je suis la fille équilibrée, magnanime, raisonnable, produit d’une famille nucléaire encore nucléaire, qui réussit professionnellement mais pas trop, pas assez en tout cas pour intimider ou être jalousée, je suis la compréhensive, la toujours-là, la joyeuse, la philosophe à deux cennes, cute mais pas belle, pas assez en tout cas pour intimider ou être jalousée, la fille qui a grandi sur une ferme laitière et qui se tient sur le plancher des vaches.

Parfois, je me demande, au fil de nos conversations intimes, si je sonne comme une enfant avec mes réflexions, forcément naïves, surfaites. Ou pire, comme une ado, surjouant des affirmations, comme si je pouvais le savoir

***

Interlude. 

Un chevreuil apparaît au bout du sentier. Il prend cette pose figée d’ultra-vigilance braquée dans notre direction. Immobile. Suspendu à ses sens. Nous le sommes aussi, suspendues. 

La nature nous regarde. 

Les trois madames sortent leur téléphone pour prendre une photo. 

L’animal urine en ne cessant jamais de nous regarder. 

Un Sphynx immobile au message pas clair.

Avec la chanson de Pierre Lapointe, Sais-tu vraiment qui tu es, on a un reel pour Facebook. 

Fin de l’interlude. 

***

De retour à votre programme principal, le spleen de la ouate. 

À croire le Prophète de Gibran, nos joies sont contenues dans le puits de nos peines. Plus profond le puits, plus vaste la Joie. 

Cette image m’a souvent servi, c’est un VFI invisible que tu peux porter en tout temps et qui va t’empêcher de te noyer dans le fatalisme quand le démoral te plombe. Quand tu souffres, en vérité, tu es en train de te gosser une grosse grosse joie qui va t’être livrée tu sais pas quand.

Je me console. En dépit de la normalité exaspérante de ma vie, je suis sculptée par en-dedans de grandes peines abyssales. Ontologiques. Physiques. Et de plus en plus : Climatiques. Des peines que je crois légitimes, que je sais vraies, même si elles ne sont pas le produit d’événements spectaculaires, inouïs, tabous ou dignes d’un film. 

Il y a de la place pour les Peines et les Joies des autres dans ce puits-là — j’ai des poufs en masse.

Un noeud se défait. Écrire vient de me révéler quelque chose.

Je cherche à droite quand la solution est à gauche. 

Ce n’est pas mon vécu qui compte, c’est l’empathie pour le vécu des autres — les poufs. 

(Je marche souvent côte-à-côte avec l’évidence sans m’en rendre compte.) 

Il n’est pas encore onze heures sous le soleil caniculaire de Sherbrooke quand soudain l’humidité sempervirente de la forêt explose, nous enveloppe, nous étouffe. On défait notre chemin en transpirant, on met des points à nos histoires en s’épongeant le front, adieu chevreuil impassible, au revoir, timide lichen et fougères extraverties! On fuit la moiteur matricielle du bois Beckett pour se réfugier dans l’habitacle de la Tesla neuve qui fait des bruits de pet. Cette fonctionnalité nous fait cramper (et dénote quelque chose sur l’âge des ingénieurs de Tesla). 

Rire, c’est la ligne d’arrivée des confidences. 

*** 

On porte tous en soi un puits. 

Creusé comme une tranchée, décoré par nos médailles de guerre. 

Le boudoir de l’âme.

Dans ce puits, on peut descendre pour créer. Pour écrire, peindre, danser, changer le monde. 

Quels chants magnifiques résonnent dans la cathédrale des cataclysmes ?

Je ne suis pas encore soliste mais je fais des bons back vocals.

Un commentaire

  1. « (Je marche souvent côte-à-côte avec l’évidence sans m’en rendre compte.) »

    J’ai beaucoup aimé cette phrase et surtout le choix des parenthèses.
    Une lecture rafraîchissante et du talent.
    Bravo.
    Puis, merci pour ces partages.
    M-P. D.

    Aimé par 1 personne

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