Pusher de hasard

Salle 2 au fond. 

J’arrive quinze minutes avant le début du film.  

…don’t get lost in the potential. I’ve talked about this before in the context of the savior complex, which is so common among anxiously attached people.

Viking de Stéphane Lafleur. Au Beaubien.

It’s this tendency to spot pain or struggle in someone and take them on as your project. “I see this little glimmer in this person and if I could just wrap them up in my love, if

Est-ce que c’est jouer avec le feu d’être ici? N’ai-je pas secrètement, ardemment, malsainement, désiré ce qui va se produire ? 

***

Des plafonniers pleut une lumière grise qui empoussière les sièges, le plancher, l’air, et qui doit forcément ternir l’éclat de mes cheveux, blond cendré cendrés. Je me réfugie dans la bulle de lumière bleue de mon téléphone, ce bouclier laser à l’abri duquel je peux machinalement lancer des hommes hors de ma vue, les envoyer en orbite pour me désennuyer, telle une souveraine lasse et inutile — les barbes broussailleuses, les torses nus, les cheveux longs, les regards prédateurs, tous ceux qui emploient l’expression partner in crime ou qui ont mis une photo d’eux se tenant sur les mains. Les acrobaties sont surreprésentées sur les applis ; #notimpressed.

Parfois, j’en glisse un à droite, comme un cinq cennes trouvé sur le trottoir que je glisse dans ma poche — mais je n’attends pas du cinq cennes qu’il change ma vie.  

Demain, je dois rencontrer un certain humain que le double opt-in a mis sur mon chemin. C’est rendu que c’est l’intelligence artificielle qui écrit nos histoires d’amour.

Pendant que des milliers d’ingénieurs informatiques perdent leurs cheveux et leur femme à créer le métavers bit par bit pour qu’on puisse y trouver l’amour, y faire l’amour, moi je travaille exactement dans l’autre sens. Je cherche à trafiquer les applications de rencontre pour en faire sortir — pour ressentir — du beau vieux hasard empirique. Je m’impose de penser que dans le fond, ce n’est pas différent que d’attendre une de tes chums aux alentours du Centre Bell un soir de match quand on dirait qu’y a juste des gars partout, que tu regardes autour pour passer le temps, et que tu en vois un qui est vraiment ton genre — un papa avec son fils ou sa fille, un qui a l’air bien dans sa peau et drôle et joyeux — que vos regards se croisent et se connectent pour une fraction de seconde — la fécondation métaphysique d’un futur possible — , et que là tu te dis : « crime que ça serait l’fun de pouvoir peser sur un bouton qui lui dit : hé tu me plais, voici comment me retrouver si jamais je te plaisais aussi. »

Réalité empirique : FAIL. 

Les applications te clanchent. 

Sur le siège à ma gauche, un homme s’assoit en toute délicatesse pour ne pas perturber mes activités de Cap Canaveral des chromosomes Y. Il a l’air gentil. Il est avec une fille, selon toutes probabilités, sa blonde.

La salle est quasi pleine.

Et puis, ÇA arrive. 

Un enfant blondinet apparaît au bout de la rangée.

Ah non, phoque.

Mon tourmenteur est là avec ses deux garçons. Le petit blond est son cadet. Sans les regarder directement, tous mes sens perçoivent qu’ils investissent MA rangée. C’est la seule qui compte plusieurs places libres. 

Son plus vieux s’approche, s’approche, et il vient s’échoir à un siège de moi. Je ne suis pas pour lui adresser la parole! — Allô! La dernière fois qu’on s’est vus, on déjeunait chez-vous en parlant de morsure de poules pendant que ton père cuisinait des crêpes.

Je détourne la tête en interposant mon téléphone, façon comme-si-j’étais-en-train-de-parler, pour cacher mes yeux. Mon corps est chargé, en état d’alerte maximale.

Je mobilise tout ce que j’ai de dignité à ne pas regarder mon ex-Pticopain. Identification circonstancielle à 100% probante — d’un bord comme de l’autre I guess.

J’aimerais tellement voir ses cheveux. Sont-ils fraîchement coupés? Quel chandail porte-t-il?

Majesté, retiens-toi.

Que Dieu bénisse le siège vacant entre nos bulles. 

Je crinque le son de mon balado sur les types d’attachement. 

…So much of the conversation around red flags is about spotting them in someone else. Be aware of your own smoke signals.

J’entends pareil sa belle voix grave en sourdine comme une ligne de basse mal mixée. Je devine sans les voir des mouvements de délestage de manteaux, de passage de popcorn et d’ajustage de siège d’appoint visant à installer les enfants au plus près de moi pour que monsieur se garde l’allée. 

Hocus Pocus, ça fait quand même deux fois que je le fais apparaître. 

Au printemps, je passais systématiquement devant chez-lui tous les mardis et mercredis matins en vélo pour me rendre au boulot. Je me dopais aux probabilités. Je visualisais le moment béni où coïncideraient mon arrêt au feu rouge à quelques mètres de sa porte et sa personne qui met le nez dehors.

Comment expliquer que je visualisais même le son de sa porte qui ferme — oui, je visualisais aussi le son — et qu’un certain matin de juin, cet exact son s’est fait entendre, et que je n’ai eu qu’à tourner la tête pour confirmer mes pouvoirs magiques d’autosuggestion en lui décochant un sourire pas tant surpris que ça — soulagé du manque, enfin. C’est là, sur le trottoir devant chez lui, en se disant «méchant hasard pareil, wink wink», qu’on a repris — pour finalement s’inoculer la Covid par échange de tous les fluides possibles.  

Au cinéma, l’intention est différente. Son apparition est fille d’un plan vengeur. J’espérais le revoir… pour l’ignorer. 

…you can’t focus on work, you cannot put your phone down, you don’t wanna make plan with people because you want to stay available in case this person wants to hang out…

La lumière se tamise. 

J’ai apporté du Contradiction dans un pot Mason. 

My kind of cheap. 

Esti que c’est bon du vin blanc d’épicerie quand on a une couleuvre à avaler.

Ou quand on a un combat à finir avec une ombre. 

Tout le long du film, je me demande s’il trouve ça bon, lui, le huis-clos pseudo-martien de Stéphane Lafleur. Qu’en pense le cinéphile encyclopédique — qu’en pense l’autiste non-diagnostiqué, le dépressif saisonnier, l’anxious avoidant, le narcissiste vulnérable?

C’est une fable, d’accord. Mais une fable sur quoi? 

Sur les rêves qui ne se réalisent pas comme on voudrait? Sur le cinéma québécois qui n’a pas assez de budget pour faire un film qui aurait l’air de se passer sur mars pour vrai?

Dans une scène, la femme du personnage interprété par Steve Laplante lui envoie une vidéo au bunker pour lui annoncer qu’elle le laisse. 

Mes organes jamment dans mon ventre.

J’ai bien que trop peur peur qu’elle dise les mots «pour quelqu’un d’autre», pétrifiée de panique à l’idée de revivre la rupture une autre fois, de la revivre en sa présence, ensemble et pas ensemble, comme finalement nous l’avons toujours été.

Non non non non non non non non non non non non non non non non.  

Fiou. 

Elle ne dit pas ça. 

On a failli périr dans une mise en abyme vertigineuse.

À l’inverse, quand c’est drôle, je ris un peu trop fort, un peu trop longtemps. Je ne suis pas gênée qu’on entende mon rire de teigneuse à la grandeur de la salle. 

Mais qu’est-ce qui va se passer à la fin du film? Je veux dire : quand les lumières grises vont se rallumer ? 

Ex-Pticopain n’a pas pris de chances.

Dès la première seconde du générique, les trois ombres quittent la salle avec une célérité qui trahit la préméditation, la concertation — manteaux, sacs, siège d’appoint ramassés — et le malaise.

Il savait que j’étais là. 

L’image s’impose à moi. Des petites bêtes furtives détalant en vitesse au premier signal, fonçant vers la sortie dont ils connaissent toujours l’exacte position.

De la vermine.

***

Il fait beau et chaud sur Beaubien. 

Je suis post-traumat et abasourdie par l’aspect absurde, surréel, de cette non-rencontre.

Je marche jusqu’à la maison en savourant néanmoins la bonne affaire de faite. Je n’ai plus à craindre de le revoir par hasard. Étape franchie. 

Je m’émerveille de mon pouvoir de pusheuse de hasards. Deux en deux.

Et je chéris le renversement de situation. 

Je ne suis plus celle qui a peur de le croiser.

Sa fuite a fait de moi le Chat et de lui, la Souris. 

Et il a droit à sa propre figure dans ma taxonomie très personnelle des types d’attachement.

Rodent avoidant.

Un commentaire

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s