La succube et les fiches Centris

Temps de lecture : 3 minutes

Ça fait longtemps.

Marvin Gaye fait demander : What’s going on? 

***

Il a 41 ans et il habite sur la Rive Sud. Il a trois fillettes, trois lutines que je n’ai vues qu’en photo —la plus jeune a ses yeux. 

Une chance que nos jobs et nos horaires de garde nous freinent parce qu’on pourrait bien être mariés à l’heure où on se parle. On pourrait avoir fait une offre d’achat sur une maison monstre de vingt-deux pièces, six chambres et trois salles de bain cernée de voisins qu’aucun arbre ne tient en respect — on a déjà brisé le tabou de s’envoyer des fiches Centris — et je mentirais si je disais que je n’envisage pas de changer mes enfants d’école pour convoler dans sa couronne — un quartier à la lisière de l’autoroute qui mène chez mes parents, ce serait bien pratique de ce côté-là. 

Après deux mois de fréquentation.

Bref, mon rouge-gorge et moi, on carbure aux feux de l’amour. On ne laisse pas nos messageries texte tempérer, on passe des cordes de mots doux. 

On déforeste la vallée des précautions.

Et contrairement à Bill Clinton, j’inhale à plein, j’inhale et je suis dans les vapes. 

***

Mais je suis gênée de jouir. 

Je dis gênée parce que je ne sais pas comment l’expliquer autrement. 

Du plaisir, ça, j’en ai à la pelletée —  image de saison. Des états de grâce. De grands spasmes. Une intimité sans gênes.

Non, c’est un défaut de déclenchement. 

J’ai tout le crescendo mais les feux d’artifices partent pas. 

Je trouve pas le bouton Start. 

Enfin, pas assez souvent. 

Pas assez souvent pour lui qui devient pas assez souvent pour moi qui veut lui plaire qui devient pas assez souvent pour que la question «vais-je jouir?» ne plane pas au-dessus de nos cochoncetés. 

(Précision statistique. Mon bel animal et moi, on doit jouer autour de 300, ce qui serait une excellente moyenne au bâton…au baseball.) 

Et puis, je me suis surprise à presque atteindre l’orgasme en imaginant que je le faisais avec mon tourmenteur, le gars que j’ai fréquenté avant l’avènement du rouge-gorge. J’imaginais son visage carré et sombre, j’essayais de reconnecter avec mon vide dévorant de l’époque, avec ma soif de le boire, avec mes bas instincts de succube. Ça a presque marché. Au point où j’ai eu cette pensée coupable : je le referai, penser à lui, pendant que je fais l’amour avec l’autre, si ça peut m’aider à jouir.

Le désir pour celui qui se dérobe n’est pas le même désir que le désir pour celui qui te célèbre, ça a l’air. 

Encore l’osti de Fuis-moi, je te suis / Suis-moi, je te fuis.

Tu me pitches dans une nouvelle relation pleine de promesses avec un homme magnifique et brillant, tu me fais vivre une passion amoureuse dopée par des signes précurseurs de grand amour, tu me donnes un amant attentif et hypergénéreux qui cherche mon plaisir avant le sien, et moi je te remercie en pensant au vidangeur pour me faire décoller. 

C’est ingrat.

L’aspirante charmeuse de serpents en moi cherche des réponses — une formation, de l’éducation aux adultes, un MOOC, un tuto, n’importe quel Désir 101.

Ça pourrait commencer par la conférence The secret to desire in a long-term relationship de la star-sexologue Esther Perel. Elle pose le problème de cette manière : can we want what we already have? L’arabesque du désir doit maintenir en équilibre notre besoin de sécurité et notre soif d’aventure…et satisfaire ces deux besoins auprès d’une seule personne, pour les banals monogames tels que moi.

C’est beaucoup demander à l’autre (et à soi). Je n’ai jamais cuisiné d’Osso bucco en Playboy Bunny. 

(Hier, dans Couples Therapy, face à cette exigence d’avoir le beurre, l’argent du beurre et une orgie dans la baratte, la psychologue Orna pointait justement : It is incredible how much a relationship has to bear. On attend du couple qu’il nous comble. C’est un bel exercice de se demander : qu’est-ce que je n’attend PAS de mon partenaire car je sais que je peux le trouver ailleurs/autrement? )

Mais cela ne répond pas à ma question précisément : est-ce normal, docteur Google, de penser à quelqu’un d’autre pendant qu’on fait l’amour avec son partenaire?

Pour certaines requêtes, le moteur de recherche fournit une réponse de son cru, une réponse qui n’est pas tirée d’une page listée avec un lien — et qu’il fomente avec une proto-intelligence artificielle que ChatGPT va bientôt rendre aussi banane-banane qu’une game de Battleship. 

C’est le cas de ma question. Google répond : 

Les psychologues prétendent que penser à un autre pendant l’acte amoureux n’est en rien une perversion ni même une tromperie, mais relève tout simplement du fantasme. Si vous pensez à quelqu’un lors de vos ébats, cela ne sous-entend donc pas que vous désirez vivre votre sexualité avec cette personne.

Les extraits suivants dégainent des statistiques. 30% des femmes penseraient « à un homme avec qui elles ont eu des relations sexuelles par le passé » ou fantasmeraient « sur un proche (ami ou patron) ». Avec le mot patron, on dirait que Google est allé chercher sa statistique dans les années soixante. 

Le pourcentage estimé monte à 42% chez les hommes.

Mais est-ce qu’on peut être vraiment présent si on pense à quelqu’un d’autre? Est-ce qu’on est réellement disponible à l’autre, connecté sur l’autre?  

Mon beau rouge-gorge dit que non. Parce qu’on en a parlé la semaine dernière, de manière exploratoire, non-personnifiée — non-incriminante. Pour lui, c’était une forme de fuite, de refus de l’autre, un red flag sur la santé de la relation. Et je me doute que le timing peut être sensible: si tu penses à quelqu’un d’autre pendant ta nuit de noces — ou après seulement deux mois de fréquentation — ouate de phoque rongée par les mites. 

Pour moi, c’était un bel avertissement : ne lui dis surtout pas. Et pour ma part, je vis très bien avec l’idée que ses pensées pendant le sexe lui appartiennent.

Le royaume du désir n’est pas peuplé de peluches, de licornes et de primevères. Il est parfois le repère d’idées barbues qui ne prennent pas leur douche. Vive la biodiversité des jardins secrets.

Et rien ne garantit que ce petit jeu va marcher. Je n’ai pas joui en pensant à l’autre. 

L’affaire prend des proportions démesurées. Majesté, c’est rien qu’une image furtive produite par des neurones qui se laissent aller. Pas de quoi appeler un psy. 

Au fond, je sais bien que mes petits fantasmes anodins ne sont pas le principal danger de cette relation débutante. 

Le grand danger qui nous guette, c’est pas mal plus la vitesse du départ et les fiches Centris.

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