Visite libre par effraction

On est entrés par la porte de garage. 

Le garage d’une maison de banlieue est un lieu exotique, improbable, dont l’émission Vendre ou Rénover peut me faire rêver en montrant les étincelles dans les yeux de monsieur quand il imagine sa moto à l’abri des intempéries en compagnie d’un frigidaire à bière. (Je n’imagine jamais ma voiture. Pourquoi?) 

Celui où je me trouve est super bien rangé — les équipements de camping et de ski regroupés, les cinq vélos accrochés au mur, le barbecue, les pneus d’été et les nombreuses boîtes transparentes identifiées avec une graphie dont je ne sais si elle est masculine ou féminine. 

Les acquêts d’un mariage en train de se liquider. 

Les acheteurs prennent possession de la maison dans deux semaines.

Mon beau Rouge-Gorge vient faire son lavage en attendant de repartir définitivement avec la laveuse la semaine prochaine. 

Par le garage, on accède à l’intérieur de la maison. Je le suis. 

Le coup d’oeil est à se jeter par terre, avec les immenses fenêtres — mais immenses! — qui donnent sur la cour arrière où il neige à plein ciel, on croirait qu’on a lâché les confettis dans le salon pour notre arrivée, et qu’au plancher ils se transforment en pousses de jouets roses, en soliflore ou en bosquets, au milieu desquels les divans n’invitent qu’à s’allonger pour faire un semblant de sieste en veillant sur l’aire de jeu — pas à lire un roman ni à prendre l’apéro. Les adultes ne sont pas maîtres ici.

Dans le cour, la fameuse piscine creusée se devine au relief du banc de neige. 

Je ne trouve rien de mieux à dire que «c’est vraiment beau».

On reconnaît les voleurs au silence de leur opération. 

Je prononce les mots tout bas, comme si la maison nous enregistrait. 

On profite de l’absence de son ex avec les filles, parties dans un chalet pour la fin de semaine, pour assouvir quelques désirs confus. Les siens, je les devine ; simplement me faire voir le lieu où se déroulent plusieurs scènes d’un film qu’il me raconte, s’ajoute probablement, et un peu moins innocemment, une touche d’orgueil à vouloir montrer qu’il «vaut» plus que son nouveau condo excentré, neuf et sans charme. Mais il y a autre chose. Je lis, je veux lire, dans cette drôle de situation, quelque chose comme une confidence. Voici le décor où ses rêves de couple heureux se sont échoués.

Il m’en avait fait l’aveu sur Hinge, au tout début de nos échanges. Sa franchise m’avait étonnée. 

(Et puis j’avais accroché sur sa ponctuation : Doux Jésus! Une autre personne qui aime faire des parenthèses en utilisant des tirets!) 

J’ai beau être une curieuse homologuée, je ne serais jamais allée plus loin que de lui demander l’adresse — pour pouvoir aller sneaker sur Streetview. C’est lui qui m’a glissé : j’aimerais ça, que tu vois ma maison. Puis il en avait reparlé une autre fois, en mentionnant la date de la fin de semaine au chalet — que j’ai retenue sans effort. 

Et moi donc de ramener ça sur le tapis en quittant son condo, pendant qu’il préparait son panier de linge sale. Il était game : c’était la seule chance qu’on aurait jamais.

Faque c’est pour ça qu’on est là. 

J’ai encore mon manteau sur le dos. 

On se regarde sans savoir quoi se dire. 

– Faque vous l’avez vendue combien?
– Huit-cent-soixante-dix-neuf-mille. 
– Oh. Et vous l’aviez payée combien? 
– Juste en dessous de sept-cent-mille. 
– Elle a pris deux-cent-mille de valeur…?
– En dix-huit mois. Ben, on a fait creuser la piscine.

On est rendus devant le comptoir de cuisine en quartz où je peux l’imaginer, lui, couper des légumes, mais pas elle

Au condo de mon Rouge-Gorge, il y a plein de cadres le long des murs, face cachée. L’autre jour, il a voulu me montrer une toile à accrocher et on est tombés sur un encadrement de photos de famille prises chez Magenta. Et là, il est arrivé quelque chose de vraiment bizarre avec mon champ de vision. J’ai vu les petites faces cutes des filles mais il y avait comme un flou sur le visage de son ex. J’ai à peine vu ses longs cheveux bruns et honnêtement, je n’en témoignerais pas en cour, ils sont peut-être blonds. 

Je ne blague pas, mon cerveau a carrément refusé de la voir.

J’ai ma petite hypothèse sur cette censure. 

J’ai la chienne de la trouver belle. Plus belle que moi

– Veux-tu voir le deuxième étage?
– Euh…non. 

Je sens un tsunami de honte me sauter à la gorge.

Cette visite, c’est impossible. C’est mal

Monter au deuxième et voir leur lit conjugal, c’est un viol d’intimité. 

Pffff….entre nous, Majesté, le viol est déjà commencé. 

Je coupe court au malaise en disant que je vais y aller. 

Je remets mes Doc’s en vitesse, on se dit bonne journée mais no way qu’on peut s’embrasser dans le cadre de porte. 

Je me sauve avec la musique dans le fond dans mon char pis les confettis tournent aux corbeaux.

J’ai enfreint les freins, j’ai dévoilé mon visage de grosse pas de classe, et j’ai peur qu’à à partir de maintenant mon bel oiseau rare ne voit plus que mon aura toutte grafigné, comme si on n’avait jamais été deux à élucubrer ce plan pas d’allure.

En plus, j’ai assurément perdu trois quatre cheveux en forme de ressorts qu’une femme sans visage va trouver en passant le balai. Ou qu’une des filles va brandir en questionnant : maman, est-ce que la fée des dents est frisée? 

Non, elle est juste passée pour nous faire chier.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s