On est dans sa voiture. Je suis son passager — suis-je passagère? de passage? — pour le trajet qui nous mène de la Rive-Sud vers Montréal, en direction de chez-moi.
Il doit arrêter chez son ex pour déposer trois paires de petites sandales roses, mauves et puantes, requises depuis aujourd’hui pour les beaux jours des orteils.
Elle ne sait pas qu’il fréquente quelqu’un.
Il me dit : je vais te débarquer au coin de la rue et te reprendre tout de suite après.
Je ne peux pas être dans la voiture, je ne peux pas être vue.
Je suggère un banc de parc, une pharmacie. On en croise un, on en croise une, mais il ne s’arrête pas pour me laisser descendre. Je n’ose pas insister, j’attends la prochaine…
On arrive au coin de rue en question.
Je suis bien forcée de descendre au milieu de nulle part, alors j’empoigne ma brique, La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch. Ce livre me captive, je le traîne partout, et je compte sur lui pour me distraire.
Je me retrouve là, plantée comme un piquette sur le trottoir grisé par le soleil. Rien pour m’asseoir ou même m’appuyer, ça m’aurait donné une contenance. Une horde de portes patio noires me regardent en étrangère.
Quelque chose en moi, tout en moi, refuse de rester là, d’ouvrir mon livre debout, je ne sais pas comment me tenir — alors je marche. J’aperçois vite un banc de parc un peu plus loin de l’autre côté de la rue. Un beau banc invitant, à l’ombre d’un boisé.
J’y retrouve l’Union soviétique, les récits de putschistes et de komsomols, les disparitions inexpliquées de pères de famille et de voisins, — « sans droit de correspondance pendant dix ans », ce qui signifiait qu’ils avaient été exécutés — l’humiliation d’avoir sacrifié la grandeur et les idéaux d’une nation pour des jeans Montana et de la pizza.
Je regarde les voitures passer. Mon Rouge Gorge devrait arriver.
Je réalise que je n’ai pas mon téléphone.
Ni mon portefeuille.
Pas de carte de métro non plus.
Que mon livre de 700 pages.
(On se croirait en 1993 quand tu lis le Choix de Sophie sur la plage à Ogunquit et que tes parents et ton frère ne vont juste jamais revenir de leur recherche des toilettes.)
Je me trouvais nue sur le coin de la rue, je suis dépouillée sur le banc de parc.
Et s’il ne suivait pas le trottoir ou qu’il ne pensait pas à regarder à sa gauche en roulant? La rue est juste assez loin pour que je ne distingue pas bien la tête des conducteurs. Est-ce lui? Non, il ne portrait pas un jacket pâle.
Si jamais on ne se retrouvait pas? et que je doive rentrer seule? Mes pensées spinnent. J’ai une copine qui habite Longueuil, une cousine aussi, mais sans Google Map, je devrai demander mon chemin. Et même si j’emprunte le téléphone de quelqu’un, je réalise que le seul numéro que je connais par coeur, c’est celui de mon ex. Et il n’a pas de char pour venir me chercher anyway.
Je me trouve conne, je me traite de conne. J’ai envie de me lever et de partir tout de suite vers chez ma chum pour arrêter l’attente. Pour ne pas être moi. Tant qu’à faire, jouer pour vrai la scène de film que je vois se produire dans ma tête, me lever et marcher vers quelque part pour laisser derrière la fille qu’on cache, la fille qu’on largue, la conne qui agit comme une enfant, prise à son propre piège.
Je vois sa voiture rouler lentement sur le boulevard et ralentir à ma hauteur.
— Ça fait 5 minutes que je t’attends à l’autre coin de rue.
— Je ne pouvais pas rester là. Fait que j’ai marché.
C’était sec, des deux bords.
Je prends mon téléphone qui était resté dans la porte du passager. J’ai un texto de sa part :
Où es-tu?
Je replonge dans mon livre avec mon attitude de baboune qui se recentre, qui se botte le cul et l’âme vers un souhaitable état de non-agressivité, ratant du coup tout le charme de la traversée du pont Jacques-Cartier. (Je suis insensible au fantôme de la Majesté de 18 ans qui déménage à Montréal en autobus, avec deux grosses boîtes de carton dans la soute à bagages. Ce fantôme que fait inévitablement surgir le son envoûtant et rythmé des jonctions de la chaussée, tatoum, tatoum, tatoum…)
Sur Maisonneuve, les cônes oranges nous accueillent. On ne bouge plus.
Je m’explique. En effet, je n’ai pas respecté le plan. Je m’en excuse, mais c’était impossible de rester plantée là, je ne savais pas quoi faire, tout simplement. Et j’aurais préféré attendre dans un endroit moins “à découvert”, j’avais pris la peine de l’exprimer.
(Il est où, mon Johnny à moi, qui dirait : « Nobody puts Baby in a corner », comme dans Dirty Dancing?)
Il comprend, il est désolé. À la fin, il me dit : “ça ne se reproduira plus” sur un ton résolu que je prends pour de l’autorité mal placée.
La paix est signée et les colombes envolées quand on arrive chez-moi et qu’on défait nos valises.
Je le vois remettre son téléphone dans ses poches. Il déclare :
— Voilà, c’est fait. J’ai dit à Isa que j’avais rencontré quelqu’un. Je lui ai dit que j’allais vouloir lui présenter les enfants. Éventuellement.
Elle a répondu OK.
— Comme ça, je n’aurai plus à te cacher.
***
Je ne les ai pas rencontrées encore, les filles de mon nouveau chum. Dans le calendrier, ça va en juillet.
Pas pressée.
Pourquoi sortir de notre bulle?
Lui, il a rencontré les miens. Ça se passe correct.
Mon fils est trop indépendant d’horaire et d’esprit pour que ça change quoi que ce soit à sa vie, ma fille s’enferme systématiquement dans sa chambre quand il est à la maison. Un mélange de gêne et de rejet dont le rejeté et le rejeteur sont indéfinis.
Et moi, je me déchire intérieurement.
Ce que je donne à mon amoureux, j’ai l’impression de leur enlever. Depuis décembre, il y a une fuite dans mes finances et une tache d’huile sur mon calendrier ; il reste moins de temps et d’argent pour mes enfants.
J’ai peur qu’ils se disent: depuis que ma mère s’est fait un chum, on la voit pu. (Mes amies aussi, disent ça de moi, ça tombe bien…)
Y’a un sentiment d’abandon qui rôde, qui m’attriste.
Je cherche une solution.
Et si j’abandonnais autre chose?
La culpabilité? L’abnégation? Les restants de deuil de ma famille? Mes idéaux romantiques du fusion?
Je pourrais commencer par slacker les sorties dans les bars et restos.
J’ai définitivement pas les reins assez solides pour suivre un gars qui a une carte de crédit loadée à 14k. (On appelle ça, un drapeau rouge, j’imagine.)
***
Ses filles, elles ont 4, 5 et 7 ans.
Un monstre à trois têtes.
J’ai peur.
Peur de ne pas les aimer vraiment, peur de ne pas les aimer égal, peur de découvrir que je ne suis pas une bonne personne dans le suit de “la nouvelle blonde de papa”.
Peur de ressentir que j’arrache à mes enfants chaque minute que je passe avec elles. (Mon sentiment d’être une tarte en pointes ne va certainement pas s’améliorer avec trois couverts de plus.)
Et puis…la peur d’être nécessaire plus que désirée.
Parce qu’avec trois petits chiens fous, ça te prend toujours un deuxième adulte pour aller faire du vélo ou passer la journée au Parc Safari. Mon Rouge Gorge est un peu tanné d’y aller avec son père.