La Vandale et le Forestier

Je ne me rappelle pas s’il était ingénieur forestier ou technicien en foresterie, ou s’il a juste mis «Je travaille dans les arbres» sur son profil – c’est ce que j’aurais écrit à sa place. 

Première bière, c’était correct, on fait connaissance gentiment. Deuxième, je voyais qu’il commençait à gigoter sur son tabouret de bar. Qui de nous deux a eu l’idée d’aller prendre une marche ? Certainement lui, puisque je me suis commise depuis la pandémie à respecter l’Article 2 : éviter les positions latérales lors d’une première date. Pas de date de marche, pas de date de course. (Ma charte ne contient que trois articles, mais je pourrais certainement étoffer tout ça et en tirer un billet. Bientôt.) 

Le Vieux-Rosemont baigne dans une touffeur caniculaire purement discriminatoire ; tous les citadins qui en ont les moyens ont planté juillet là pour aller se faire resfresh ailleurs, et de plus en plus loin sur la planète, il me semble. Pas Yvan. (Je donne à mon personnage un prénom injustement raillé –, ça peut sonner noble et élégant, Yvan, quand on neutralise la nasalité du son «an». Essayez-le.)

Yvan est ce valeureux soldat que l’amour des arbres garde à l’endroit où ils souffrent le plus ; dans une métropole, où les fosses des trottoirs les étouffent par la racine, où leur bout de ciel est compté, où la terre tendre et peuplée de micro-organismes chatouillants et pétillants comme des bulles de champagne a été déportée par camions pour faire place aux canalisations. Armatures présomptueuses de la construction du monde par la démolition du monde. 

En déambulant, j’adopte sa paire de lunettes, sa manière d’appréhender l’environnement. On zieute sans retenue les terrains, les plate-bandes privées et citoyennes, on croise des peupliers de Caroline, des ormes japonais, des érables de Norvège, des lilas laids condamnés à l’être quarante-neufs semaines par année, quand la floraison est passée, des frênes de Pennsylvanie grouillant d’agriles, un jasmin dont l’odeur délectable atteint une intensité pestilentielle. Yvan m’instruit de sa préférence pour les essences indigènes, et sa crainte des espèces invasives – animales, insectes ou botaniques. Je trouve fort anodin et très contemporain qu’on se batte contre le même péril, l’extinction, sur deux fronts différents. Lui, botanique, et moi, culturel. Nos terres seraient-elles à défendre par tous les moyens et par tous les métiers? Que m’avouerait un plombier sur son combat identitaire pour une plomberie vernaculaire? OK, peut-être pas TOUS les métiers. 

On débouche sur un nouveau développement de condos, un grand terrain vague à côté d’un poste électrique. Des dizaines et des dizaines d’arbres ont été plantés dans le trottoir et le long des rues, dont certaines sont carrément de nouvelles rues. Il y a grand de ciel au-dessus de nous ; dans vingt-cinq ans, il fera bon marcher sous la coupole ombragée des petits chicots qui sont aujourd’hui engoncés dans des grillages anti-rongeurs. Yvan me fait remarquer que certains d’entre eux sont devenus trop serrés. Il faudrait les enlever au plus vite, sinon ils vont étouffer l’arbre ou carrément être gobés par lui. 

– Peux-tu mettre ça sur ta liste ?

– D’après moi, c’est un contrat avec le privé. C’est l’entrepreneur qui doit le faire.  

Blâmons la pandémie ou ma méfiance envers les géants de la construction, je suis certaine que cet élément du service après-vente va être négligé. 

La rencontre s’est terminée chastement, platement – ni oui ni non. J’ai dû entrer dans la station de métro vers 23 heures. En attendant le train, j’ai eu une réflexion sur la détestable urgence à juger. Je ne suis pas tombée en amour avec le père de mes enfants la première fois qu’on s’est vus, dans un party ; et si on n’était pas devenus colocataires par un drôle d’enchaînement de circonstances, ce ne serait jamais arrivé. Les sentiments naissent dans l’espace-temps. 

Le lendemain, je lis dans le journal qu’une fusillade a eu lieu sur un coin de rue où Yvan et moi sommes passés la veille. Trente minutes après nous, un malade dans’ tête a tiré sur un homme dans la trentaine, le blessant grièvement. L’article ne donne ni détails, ni motif. C’était récurrent, cet été-là, les coups de feu et les règlements de compte, et ils survenaient de plus en plus à des endroits qui m’étaient habituels. J’en devenais folle d’inquiétude quand mon fils traînait au parc avec ses copains. J’ai envie de faire suivre l’article à Yvan, sauf que je ne sais pas si j’ai envie de maintenir le contact avec lui. 

Si le soulagement comme le rire peut être jaune, je me suis dit : « c’était pas mon heure ». 

La manchette me ramène aussi à la conversation qu’on tenait à cet exact coin de rue. Il me laissait entendre qu’il existe des techniques pour susciter l’éjaculation féminine. Qu’il y arrivait assez aisément. Et bien. Femme fontaine et fusillade. Une autre cooccurrence surréaliste comme seul le dating peut en fabriquer. 

Il y a bien une chose à laquelle je veux donner suite. Les bébés arbres étranglés par les grillages de plastique. C’est eux que je voudrais revoir.

Cami et leggings noirs délibérés. Casquette. Runnings shoes gris. Je n’allais pas porter les roses fluo. Ça faisait longtemps que je n’avais pas couru à cette heure-là. Quand mes enfants étaient tout petits, je combattais l’isolation monastique de la parentalité en dévalant St-Laurent ou Mont-Royal les vendredis et samedis soirs, tard, pendant que Tom regardait un film ou une série télé ; je slalomais entre les fumeurs agglomérés, les amoureux se tenant largement par la main, les quêteux erratiques et les promeneurs de chien que je soupçonnais de combattre la même solitude que moi. Qu’aurait dit la jeune poteuse insouciante, boulotte et invisible que j’étais à vingt ans, si on lui avait annoncé qu’un jour elle allait fronder la ville, la kilométrer, la posséder telle un immense gym aux parcours infinis? La jeune poteuse aurait ri en continuant d’égrener ou de rouler. Par contre, vandale, ça doit être écrit dans les lignes de ma main. J’ai une fâchée en moi que la personne plaisante séquestre et nourrit de bouillon de nouvelles et de croûtons d’opinion. 

En une vingtaine de minutes, j’y arrive. Le nouveau développement ne grouille pas de monde. Les étudiants, les petites familles, les couples de Français ; aucun de ces trois groupes de condosards ne se prévaut de passer l’été en ville. Mon appli m’avertit que mon allure est passée de 6 minutes, 39 secondes du kilomètre à 9 minutes, 24 secondes. L’air de rien, j’extirpe de mon sac ventral ma petite pince coupante tout en marchant. 

L’alignement de peupliers fait pitié sous l’éclairage de rue, il a perdu de son vert, et on voit moins bien les grillages à la noirceur. Je dois m’approcher de chacun, les inspecter, pour identifier quel tie wrap sectionner. Les grillages sont particulièrement serrés à la base du tronc. Et comme ils sont aussi enfoncés dans le sol, je me démène un peu pour les élargir et libérer l’écorce. Je m’étais imaginée décocher mes coups de pinces incognito, en ninja furtive, aussi précise et silencieuse qu’une sarbacane ; je suis la madame qui farfouille dans les bosquets en bataille, utilisant la lampe de poche de son téléphone pour avoir l’air de chercher quelque chose qui n’a certainement pas tombé là, celle qui avait l’intention de porter des lunettes fumées sous sa palette pour masquer son visage aux possibles caméras de surveillance et qui les a finalement accrochées à son col de t-shirt, la madame bizarre que croise un couple de sexagénaires anglophones, pas encore prêts à me signaler aux autorités mais considérant m’offrir de l’aide pour m’amadouer et savoir si j’habite ici (mon interprétation). 

Pour une première opération, c’est un succès. Je me promets de revenir à la clarté, je verrai mieux. 

Ma pouponnière devient ma destination de prédilection. Les pinces se trouvent toujours sur le rebord de la fenêtre, pour que je les empoigne en sortant. Après quelques semaines, la grosse mise à niveau est passée, les troncs sont tous dégagés, et je m’assure que les grillages tiennent en place, en me demandant tout de même combien de temps on doit maintenir cette protection contre les rongeurs. La compagnie viendra-t-elle un jour les enlever? Si dans deux ou trois ans, ils ne sont pas venus, je vais considérer prendre la chose en main, et considérer également que je détiens la maternité de cette colonie de verdure qu’on avait abandonnée et que j’ai libérée de ses menottes. La femme qui plantait des arbres, version changements climatiques.

Cette semaine, j’y suis allée faire un tour. 

Les treillis ont été ramassés. 

Bon. 

Je me demande ce que les gars ont pensé en voyant que tous les grillages tenaient par la peur – dans ma tête, c’est des gars. Ça leur a permis de prendre deux heures pour le lunch au lieu d’une et se moquant de la tâche. Gros avant-midi

Bizarrement, j’ai ressenti un deuil. Un syndrome du nid vide, une envolée de leurs propres ailes, ce sentiment de perte qu’on a l’air d’associer aux oiseaux. En tout cas, c’était la fin de quelque chose, l’aboutissement de ma job de bonne étoile en running shoes.   

Je n’ai jamais revu le technicien forestier mais je pense souvent à lui. Beaucoup trop souvent. 

Au moment de notre rencontre, j’envisageais de planter un arbre dans ma cour. La fraîcheur de ma terrasse dépend d’un immense peuplier sur le terrain de mon voisin d’en-arrière et ce dernier a jugé bon de lui faire subir un émondage radical, craignant depuis l’achat de son duplex en 1987 qu’une branche ne tombe sur sa maison par méfait d’orage. Un argument que je ne me défends pas de trouver débile – il a carrément débité la chapelle sixtine sous laquelle on cohabitait pour en tirer quelques bûches, des rondins, et éventuellement émettre des particules fines de contentement rassuré. 

J’avais montré des photos de ma cour à Yvan pour qu’il évalue l’espace et l’ensoleillement. Je m’inquiétais de la qualité de la terre aussi. Dans la catégorie des indigènes, j’avais retenu amélanchier ou tilleul. 

À la pépinière, il ne restait plus d’amélanchier. 

Il me suffit de tourner la tête, en ce moment même, pour voir mon bébé tilleul par la fenêtre. Avec son grillage anti-rongeur. À l’achat, on m’a conseillé de le garder trois ans.

(Tsé, quand tu visites une personne dont la maison est pleine, mais pleine, de cossins. Tu te dis qu’il faudrait qu’elle fasse un tri. Mais câline, chaque maudit bibelot, chaque soucoupe décorative, chaque meuble a une histoire! Dans mon tilleul, il y a 1775 mots.)

Crédit illustration : Diane Berg.

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