Fête au Front

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Je dois bien admettre que je me suis mise dans cette situation-là toute seule. 

Je suis la prophétesse de malheur qui introduit la Fin de l’Amour dans le rassemblement de petites familles émerveillées par les cerf-volants.

Fête des Mères. Mes enfants brunchent chez leur mamie à 200 kilomètres de moi –, on a convenu de se voir pour le souper. J’ai coché Participe au rassemblement des Mères au Front, j’ai partagé l’Événement, je n’espérais détourner aucune copine de ses mimosas et des bricos conçus par le prof d’arts plastiques, alors je n’ai pas essayé. 

Dans les vallons du parc, je distingue une scène, je m’oriente au son, je suis le beat d’Alliance Ethnik jusqu’au lieu du rendez-vous où c’est Dancing Queen qui m’accueille. Je me plante dans le gazon avec l’essai de la sociologue Eva Illouz, celui dont a parlé Josée Blanchette la semaine dernière.

S’il existe UN livre qui explicite les mécaniques sociales à l’oeuvre dans le champ du «rencontrer» en 2024, c’est celui-là. (On dit bien le savoir, le vivre-ensemble, le manger, je teste avec vous le rencontrer.) J’en suis à la moitié de l’ouvrage et je découvre que ma vie peut servir d’exemple à un gros appareil théorique démontrant que les effets pervers combinés du capitalisme, de l’individualisme et des technologies numériques rendent les personnes en quête d’un.e. partenaire détestablement confuses, sinon carrément dingos. 

C’est rassurant. Je ne suis ni seule ni folle. Ou plutôt, pas la seule à devenir folle. 

Selon Illouz, les rencontreurs de l’ère contemporaine nageraient dans l’anomie, une mare brouillée par l’absence de règles, de codes et d’institutions. On pourrait penser que l’incertitude et l’imprévisibilité qui en découlent font souffrir tous les poissons égal, sans égard à leur sexe ou leur genre, mais Illouz a des tonnes d’arguments pour décrire à quel point les femmes – encore! – se trouvent plus exploitées, et par conséquent plus fragilisées, que les hommes dans ce marécage. Car c’est eux qui ont inventé la game! Historiquement, ils ont possédé “le regard” porté sur les femmes, en détenant les actifs de la pornographie, de la mode, du cinéma, de la publicité et maintenant des médias numériques.

Les applications de rencontre ne seraient que la plus récente édition d’un jeu visant à affirmer davantage la sexualisation des identités et une conception de la liberté non seulement dégagée des attentes anciennes (fidélité, réciprocité, durabilité, intégrité) mais hors d’atteinte des sanctions que se méritaient jadis les mauvais agissements. Illouz postule qu’aujourd’hui, la Liberté (individuelle) se serait taillé une place au-dessus de toute autre valeur. Pour paraphraser le credo de la République de France, elle primerait désormais sur la Fraternité et l’Égalité, en ayant pour effet de rendre ces deux dernières valeurs optionnelles, au choix du client. 

Ça va bien aller, qu’ils disaient. 

Anomie. «État d’un être ou d’une société qui ne reconnaît plus de règle.» Ou encore  «désorganisation sociale résultant de l’absence de normes communes dans une société. »

Quand je lève les yeux du blue print de ma torture, je découvre à côté de moi une fillette de cinq ou six ans, remplie de joie par le maniement de son cerf-volant. Son engin fait la course contre un avion – tout juste décollé de Dorval – dans le ciel gris. Elle est vêtue de blanc, et sa mère aussi, leurs yeux pétillent quand elles se regardent, et c’est le moment où je suis poignardée, soudainement, par le regret.

LE regret.

Le regret du temps où mes enfants étaient petits et mignons et accrochés à mes jambes, et la minute d’après en train de courir partout, et qu’on était quatre pour les pique-niques. 

Dans le Déjeuner sur l’herbe qu’on interprète ici, je suis Ti-Coune, je suis Don Quichotte, je suis le nid vide. Je pleure quelque chose qui ne reviendra plus. La félicité de la jeune famille. Sa force nucléaire.

Mes larmes ruissellent sous le paravent de mes lunettes fumées. Pour vrai – à quel moment ça a été une bonne idée de me pointer ici seule avec un récit d’apocalypse dans ma sacoche? 

Je regarde mon cell. Ma bestie me texte. 

– Il y a un événement au parc. 
– Je le sais, je suis là. 
– Moi aussi. 

Sèche tes pleurs, ma soeur, dés-hara-kiri-toi, ton amie est là. 

Rien n’est plus pareil quand on se rassoie toutes les deux pour voir les Mères au Front nous soulever. « On veut que la vie gagne. » On lève le poing, on applaudit au chant de la Sorcière comme les autres, on honore la Tortue, symbole autochtone de la Terre-Mère, on appelle à la force révolutionnaire des utérus. Tous les utérus, les actifs, les retraités, les entre-deux, les nullipares aussi. C’est pas l’accouchement qui te fait naître un coeur – n’est-ce pas, messieurs?

Pourquoi je suis venue? Parce que je n’imagine pas la police ou l’armée tirer sur des mamans. Et pourtant, on observe une minute de silence pour les mamans gazaouies et leurs enfants, bombardés, affamés, condamnés à la mort lente. 

Je suis la féministe la moins radicale. La plus fan des hommes. Je rechigne à creuser le fossé. Quoi faire avec le constat que c’est le gouvernement des monsieurs qui a mené l’humanité jusqu’ici? Quoi faire avec le sentiment qu’ils ne semblent pas vouloir opérer le changement draconien dont on a besoin? Quoi faire avec les nouvelles technologies qui ne servent qu’à nous déconnecter du monde et nous détourner de sa terrorisante décadence? Quoi faire du combat de coqs entre Bezos et de Musk, de leur narcissisme interplanétaire qui pollue maintenant l’espace? 

Ma chum me fait remarquer que l’ancien dépotoir où on se réunit aujourd’hui est devenu un parc. Des centaines de tonnes de déchets transformées en une précieuse patch de vie et de verdure. Petite victoire à côté de la pile des échecs. Victoire quand même. 

Je reviens chez-moi en écoutant un balado sur le modèle scénaristique de Joseph Campbell, celui qu’on appelle le Hero’s Journey. En douze étapes, le Héros accepte l’appel du destin, rencontre son mentor, traverse les épreuves, change le monde et revient à la maison. 

J’ai déjà une réflexion en incubation pour la Fête des Pères. 

Mon journey à moi sera d’avoir terminé la Fin de l’amour d’ici là.

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