Il paraît que sur la 10, ce sont les voitures sport, mais sur la 20, c’est les pick-ups.
Je me fais constamment coller au cul.
Quelque chose est en train de changer. Un subtil vacillement au baromètre du bien-être général. L’homme au volant veut te tasser. L’homme au volant a un endroit où aller. L’homme au volant n’a pas de patience. Il veut la priorité. Oui, parfois une femme va te charger l’arrière-train, mais c’est rare. Dix-neuf fois sur vingt – selon mon sondage léger tenu auprès d’une seule répondante –, le taureau a des couilles.

J’ai 700 kilomètres à faire. Les enfants et leur vélo ont passé une semaine en liberté à la campagne, sans parents, et j’ai hérité de la ride de taxi. Une journée entière à partager la voie avec des inconnus barricadés dans leur corps de tôle. Dans le tunnel, je roule derrière une de mes semblables qui a décidé de poser ses limites avec un autocollant. The closer you get, the slower I go. Je me demande si elle obtient le résultat escompté. J’ai déjà vu un pare-choc invoquer la morale : Do you follow Jesus this close? mais c’est niché.
On est rendus avec plus de pick-ups que d’écureuils volants dans notre habitat. On peut blâmer les polatouches de n’avoir pas de concessionnaires, ou s’en prendre à Dan Bigras, dont la voix dans les annonces de F-150 devait exercer une subliminalité magique sur les acquéreurs, leur faisant perdre contact avec leur réalité financière. C’est pas un camion que tu achètes, mon ami, c’est un syphon – mais t’en as peut-être vraiment besoin, chuis pas en mesure de juger, j’ai jamais rêvé d’un syphon.
Je profite de la route pour penser à mon prochain billet de blogue. Quoi écrire. Pis comment. Est-ce que ça se fait de raconter ma soirée de jeudi, sachant que les personnes présentes risquent fort de lire mon blogue? Dois-je leur demander la permission? Leur envoyer le texte avant publication?
Paradoxalement, tout ce qui touche la transparence de ma démarche me trouble. M’embrouille.
Avec le Rouge Gorge, mon dilemme a duré des mois. Devais-je le mettre au courant qu’un roman inspiré de mon blogue allait être publié?
L’aviser – il allait croire que je tentais de reprendre contact avec lui, et y trouver la confirmation de son pouvoir sur moi. Il allait se sentir monumental, érigé en statue. J’aurais aussi l’air d’admettre une plus grande part de vérité à mon histoire que ce qui en était resté. Juste des contre.
Ne pas l’aviser – je sauvegardais mon indépendance, je ne rendais de compte à personne. Je faisais primer l’art sur le linge sale. Juste des pour.
Pourtant, j’ai décortiqué ce dilemme pendant des mois. Je craignais, s’il apprenait l’existence de mon livre par hasard, qu’il m’attribue des intentions vengeuses. Je voulais qu’il sache que je n’avais pas déposé de manuscrit ni poursuivi un éditeur en me disant on va voir ce qu’on va voir. Que l’opportunité s’était présentée à moi à cause du blogue. Cette nuance dans la genèse du projet pouvait, me semblait-il, atténuer l’apparence d’un affront ; en réalité, j’étais bouffée par la peur de déplaire. #ÉquipeCalinours
Se savoir personnage de roman n’allait certainement pas désengorger son orgueil. J’alimenterais la bête. Malgré tout, j’éprouvais la maudite soif jamais étanchée d’incarner l’idéal de la bonne personne. Je me tançais avec la règle d’or ; agis envers les autres comme tu souhaites qu’on agisse envers toi. (Ici, dire à quel point je souhaite être mise au courant si j’aboutis en esprit ou en toutes lettres dans un personnage de film ou de roman! Entendu? )
Sous toutes ces nobles intentions se cachait néanmoins un péril rampant. Si je ne lui disais rien, je risquais qu’il ignore l’existence de mon livre. J’allais devoir vivre avec l’incertitude. Le sait-il ou pas? Tous les romans à paraître ont le potentiel avéré de passer inaperçus, ils le seront par la très grande majorité des gens, c’est statistiquement et démographiquement indiscutable. J’ai mis du temps – des heures et des heures de jogging – à comprendre d’où venait mon inconfort. Besoin d’avoir le dernier mot, narcissisme moi-même, vestige de liaison traumatique? Peut-être. Sentiment d’inachèvement cosmique serait mon verdict. En langage de dating, j’allais rester avec un passé pas réglé.
L’arrivée de ma copine Martina, débarquée de Berlin, m’avait finalement acculée au pied du mur. C’était en mars. Elle allait vivre chez-moi pendant deux semaines et en tant qu’amie commune, elle allait, pendant ces deux semaines, fréquenter aussi bien le Rouge Gorge que moi. Elle savait, pour le roman, et je ne voulais pas la mettre en conflit de loyauté. Garder le secret ou avertir son ami? La veille de l’arrivée de Martina, je me suis résolue à écrire le courriel qui m’obsédait tant. J’ai pris le ton le plus neutre, en étant chiche sur les marques de courtoisie. J’ai dit que le roman était une «fiction inspirée de mes histoires sentimentales, dont la nôtre.»
Trois jours plus tard, il m’avait répondu, tout aussi chichement. Avec des formules de convenance, impeccables et glaciales. J’allais les citer ici, entre guillemets. Je les efface. J’ai aussi composé quelques paragraphes sur l’échange qu’ont eu de vive voix Martina et le Rouge Gorge sur ses intentions à lire ou non le livre. Je viens de les couper, désolée.
Je marche sur un fil (coupant). Que puis-je encore raconter? Quels détails du réel puis-je garder et lesquels doivent être tus, ou fictionnalisés? Je suis au pied de la courbe d’apprentissage de l’autofiction.
Je veux continuer à me payer la tête du chaos, le petit chaos baveux qui nous empêche de nous péter les bretelles de suffisance et de jouer aux parvenus ; continuer à partager du vrai, de l’improbable, du fantasmé, sans froisser personne, sans dépouiller personne, sans salir personne. Et sans me salir non plus. Est-ce possible?
Je vais trouver comment.
Y’a pas de musique dans l’auto. Seul bruit le silence de mes songes éditoriaux.
Je me dis que la clé doit se trouver dans la médiation entre la vérité et l’inventé.
Je suis devenue médium.
Derrière moi, un RAM s’approche, haut sur pattes, sa tête de buffle de plus en plus serrée dans le rétroviseur, avec ses phares cristallins et sa calandre au souffle tellement cuisant que je ne serais pas surprise d’en voir sortir de la boucane. L’animal expire son impatience, pousse, parfois tangue d’un côté à l’autre de la voie, sans que je puisse voir le visage du conducteur, hors-cadre.
Je prends acte de la nouvelle mode. Le gars qui te suit avec le feu au cul met son clignotant pour te dire : tasse-toi parce que sinon, je te dépasse à droite. Autrement dit, si tu ne te plies pas à mon désir, tu vas me forcer à faire une manœuvre illégale. Car les dépassements à droite sont interdits par le code de la route, le sait-il?
Heille, vas-y, Man – moi, j’arrêterai pas mon cruise control savamment ajusté à 113 km/heure, je me suis reprise à quatre fois pour être pile dessus. (Le cruise control, c’est ma nouvelle approche. Ça te déculpabilise de ne pas accélérer sous la menace et ça te libère agréablement les yeux de l’odomètre pour admirer le paysage.)
Parce que je suis une femme, je reçois cette agressivité comme une manifestation de violence misogyne. Pourtant, tous les conducteurs – débutants, prudents, pépères, sans égard à leur sexe, leur genre, leur orientation ou leur numéro d’immatriculation – doivent la subir, non? Est-ce qu’on reconnaît ma paire de chromosomes au modèle de ma Chrysler ou à la lenteur de la van chargée de vélos que la mère de la blonde de mon fils m’a prêtée?
À chaque fois que je me fais dépasser agressivement, par la droite ou par la gauche, je regarde qui conduit, pour chouchouter mon biais de confirmation. Encore un homme.
Je me rappelle avoir lu un reportage dans lequel le journaliste voulait démontrer que la qualité de vie dans une ville décline en fonction du nombre de véhicules motorisés en circulation. Simplement parce que les gens à pied ou en vélo vont davantage entrer en contact, se dire bonjour, offrir à la personne qui a été trop ambitieuse à l’épicerie de transporter un de ses sacs et ainsi apprendre que les tétrapacks de jus Oasis sont à 99 cennes cette semaine.
Dans nos véhicules, on est privés du contact humain. On devient notre corps automobile. Et je trouve assez joli qu’on emploie le mot contact quand il s’agit de démarrer une voiture avec sa clé – le contact avec l’extérieur est rompu, on le remplace par celui qui se limite à l’habitacle.
Sur les autoroutes, on devine qu’il doit exister une formule reliant la taille moyenne des véhicules avec la distance entre les pare-chocs dans les secondes précédant les dépassements – inversement proportionnelles. Plus le char est gros, plus son Andrew Tate de chauffeur se sent en droit de t’envoyer r’voler dans’ garnotte.
S’il pouvait te swiper avec le bout de de son index, il le ferait.
Revenons à ma fameuse soirée de jeudi dernier.
Raconter ou ne pas raconter? Là est la question.
Sérieusement, je ne peux pas garder cette histoire pour moi – on ne peut pas la garder pour nous, nous les quatre personnages principaux de la rencontre la plus improbablement délicieuse de l’année, et n’en faire profiter que nos amis. Je ne demanderai pas la permission mais je vais traficoter la biographie de tout le monde pour offrir un moment de détente rigolote à tous ceux qui doutent de l’umami de la vie.
Ça commence avec un total inconnu qui s’abonne à Majesté, parmi une poignée de mes copines et deux potes. Quand il m’envoie un message pour me dire qu’il aime ce que j’écris, je crois avoir affaire à un retraité ou un prisonnier – quelqu’un avec le genre de temps libres qui te permettent de contacter l’obscure autrice d’un obscur site cousu main, en attendant, qui sait? une livraison par drone de la part de Ghyslain “Mastiff” Roby ou des onguents contre l’arthrite commandés à la pharmacie.
Or, quelle ne fût pas ma surprise, à mon lancement, de me retrouver devant un gars qui me tend son exemplaire du livre pour signature, et qui énonce coup sur coup son prénom et la ville où il habite. Je saisis la perche.
– C’est toi qui m’a écrit via le blogue?
– Oui.
Il doit avoir mon âge, il paraît super bien, pas évadé d’Orsainville du tout. Je n’en reviens pas qu’il ait fait cent-cinquante kilomètres un jeudi soir… Il a certainement autre chose de prévu, une bunch de commissions à faire en ville, ou une date, une fois rendu. Je dédicace son exemplaire, on jase à peine trois minutes, toute bousculée que je suis par le trop-plein-de-monde.
Il me dit qu’il a découvert Majesté sur FB, quand mon amie Élé m’a fait de la pub en partageant le lien sur sa page de Rockstar Féminista (elle a beaucoup d’ami.e.s).
– Ah! Je me disais bien que t’étais pas tombé sur Majesté au hasard, en surfant sur WordPress pour le fonne.
WordPress, c’est quasi le dark web. Ou la route des épices. (Y’a pas de highway qui se rend là, quelqu’un t’a certainement donné des indications.)
Et voilà que la semaine passée, Marco Polo m’offre une paire de billets pour un show du Festival de Jazz. Il en a deux de trop. «Je veux l’offrir à quelqu’un qui va réellement aimer sa soirée. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à toi. Voudrais-tu inviter quelqu’un? On sera assis tous ensemble mais cela n’engage à rien, seulement à nous rejoindre à l’entrée…»
J’accepte. J’invite ma copine Lisa. Sur la route des épices, elle est le poivre. Ne riez pas, les grains de poivre servaient de monnaie, tellement ils étaient prisés. Y’a rien qui accote le poivre. Y’a personne qui me fait rire autant que Lisa.
Marco est content d’avoir trouvé preneuses. Il ajoute : «Je ne sais pas si tu m’as stalké…mais je préfère te prévenir, je serai accompagné de mon frère jumeau.»
Non je ne l’avais pas stalké – la dernière personne que j’ai stalkée, c’est la nouvelle blonde du Rouge Gorge il y a trois mois, et Facebook arrêtait plus de me montrer sa photo avec le sournois sous-entendu «Vous connaissez peut-être…» Ça va, j’ai eu ma leçon.
Je ne peux pas m’empêcher de colporter la nouvelle à Lisa : toi et moi, on a double date avec des jumeaux!
Date ou pas date, célibataires ou pas, identiques ou pas, je m’en foutais. Des jumeaux. C’est succulent.
Le «Jour J», on se rencontre sur une terrasse du centre-ville. Lisa et moi, on a renoncé à s’habiller pareil – pas parce qu’on a réalisé que ça pouvait être reçu comme une moquerie, mais parce qu’on a manqué de temps pour trouver notre combinaison gagnante d’outfits. Quand ils arrivent, appelons-les Marco et Polo, on les trouve tout de suite charmants, cultivés, on se fait rapidement amis tous les quatre.
À la Place des Arts, le spectacle est formidable. On poursuit la soirée dans un autre bar, après.
Aussi improbable que cela puisse paraître, oui, ils sont tous les deux célibataires depuis quelques années, tous les deux séparés d’avec la mère de leurs enfants (respectifs, je précise) avec qui ils ont passé la majeure partie de leur vie adulte. On se découvre petit à petit, au fil de la discussion, car on ne flirte pas du tout. On n’est pas en train de se présenter nos pedigree. Ce n’est vraiment pas une date et ça fait du bien. Ce soir-là, Lisa et moi, on a simplement rencontré deux gars vraiment cool avec qui on était telles quelles.
Pas en représentation. Pas en évaluation.
Mais en conversation, oui. En cabotinage, non-stop.
On a un peu abusé des questions au « vous », mais si peu! – émerveillées qu’on était par la gémellité. Inexpérimentées. À moitié dans un film.
J’ai lu, écouté, dévoré et vomi tellement d’analyses sociologiques portant sur le dating que je suis devenue incapable de concevoir les rencontres orchestrées par les géants de la tech comme étant neutres. Elles me semblent contaminées par le consumérisme et l’égocentrisme – comme nos autoroutes.
La soirée avec Marco, Polo et Lisa m’a rappelé que de vraies rencontres, non-instrumentales, peuvent encore se produire.
Et que la majorité des gars ne sont ni des chauffeurs de pick-ups masculinistes ni des pick-up artists.
La preuve : Marco et son frère avaient fait du covoiturage, en auto électrique.
Pis les ados sont allés à la plage en vélo et ils ont gardé le chalet propre.
Il est encore permis d’espérer.