La théorie des ami.e.s (et autres détours)


Entre deux phases de sommeil, mon cavalier seul de bras s’est étiré vers le plancher pour empoigner mon téléphone. Ce geste se produit dès le plus léger éveil – dépendance à la dopamine.

Il est passé trois heures du mat’. Il m’a répondu. Ton selfie est parfait. Tellement plus naturel que le mien.

Ouf. Je me suis mordu les doigts d’avoir envoyé une photo de moi prise sur le vif. J’ai réalisé après avoir fait Envoyer qu’il attendait sa gang de gars à la maison pour regarder le hockey. Il pouvait très bien décider de leur montrer, innocente! J’ai failli la supprimer, retirer de la besace du facteur de risque mon visage de fille au grill, pas maquillée, les cheveux attachés, pris en plongée avec le BBQ derrière moi. (Burgers à l’agneau.) Mais s’il l’avait vue et que je la retirais ensuite, j’avais l’air de manifester l’insécurité que je préférais garder secrète. 

Aussi, je tenais à me montrer au naturel. Il est plus jeune que moi, à la fin de la trentaine. La fille au grill, c’est un selfie référendaire. Voici. C’est Oui ou c’est Non. 

Pas de Lac Meech, svp. 

Ses mots rassurants finissent de me réveiller. J’accuse réception avec un petit coeur.

Tout à coup, il me demande : es-tu là? 

En flagrant délit d’insomnie toxicologique, je réponds oui. 

On texte un peu, en direct, sur le hockey et le baseball – il m’apprend qu’Otahni était lanceur avant – on se raconte nos plans pour la fin de semaine. La mienne va se dormir sur un matelas par terre. Mes parents sont en visite à la maison et je me fais un heureux devoir de leur laisser mon grand lit avec le matelas bocconcini pendant que je campe à 12 pouces du sol. 

Après une dizaine de minutes de claviérage, c’est moi qui propose : on s’appelle-tu? 

Il dit oui. 

3 h 20. Je sors de la maison en voleuse, tâchant de réduire au minimum le claquement de la porte d’en avant pour n’alerter ni mes parents, ni mes enfants. La génération X fait une fugue.

Me voici en pyjama sur le trottoir, avec mes New Balance aux pieds. Je ne vais pas ouvrir la caméra, oh no. 

Dès la première note, sa voix. Moins grave que je ne l’imaginais pour un gars de six pieds trois, avec une clarté juvénile, comme si un mini-partie de ses cordes vocales n’avaient pas mué. Ses intonations sont douces, sa gêne et la mienne se reconnaissent et s’annulent. 

On a jasé pendant 63 minutes. Ça en a pris certainement 40 avant qu’il sorte le chat du sac. 

Guillaume est non-monogame. Il a été en amour avec son highschool sweetheart pendant quinze ans, en sachant qu’au fond de lui il ne souhaitait pas une vie de couple normative, avec une maison, des enfants, un chien, un potager, deux autos et UNE femme. Mais bon, c’était l’époque où le libertinage n’avait pas bonne presse. L’échangisme existait à peine, sinon dans les petites annonces du Allô Police – ça, je l’ai appris chez une famille dont je gardais les enfants. Une fois qu’ils dormaient, je lisais les Allô Police qui étaient soigneusement rangés en dernier sous la pile du Journal de Québec. Parfois, une annonce était encerclée au stylo. Cela m’amusait beaucoup, quand les parents revenaient à la fin de la soirée, d’essayer de discerner dans leurs yeux les émois du théâtre ou de la luxure.

Quand la relation de Guillaume prend fin, il se met à fréquenter un couple – l’homme est venu l’aborder dans un bar! – puis adopte quelques amies avec bénéfices, avec qui les rencontres sont plus ou moins espacées, plus ou moins sexuelles, parfois chastes. Il vit comme une révélation la séparation des pouvoirs. Solitaire, il aime vivre seul, avoir sa bulle, ne pas être responsable ni dépendant, et que sa vie sexuelle soit variée, zéro routinière, et pleinement consciente. 

Parce qu’il me le demande, je lui confirme que s’il avait écrit ENM (ethical non-monogamy) sur son profil, je ne l’aurais pas retenu. Dans mon lobe pariétal, ces trois lettres se lisent : ça a l’air compliqué

Mais là, Guillaume m’a déjà charmée. J’accueille son histoire avec curiosité, en mode pré-entrevue, dans mon pyjama de flanelle bleu poudre au motif d’ours polaires blancs, en marchant aller-retour mon tronçon de rue. 

Il m’explique qu’il ne veut pas du sexe pour du sexe. Il cherche des véritables relations profondes, enrichissantes, durables ET sexualisées

Il restait la queue du chat. Il a une blonde. 

Guillaume dit avoir toujours été honnête avec elle. Je peux être ton chum, aller au cinéma avec toi, faire des projets, rencontrer ta famille et toi la mienne. 

Elle est sa relation primaire.

Mais on ne va pas emménager ensemble et je veux être libre d’avoir d’autres partenaires sexuels. 

La blonde rushe un peu avec ça. Au début, elle a dit : d’accord, mais ne me dis rien, je ne veux pas savoir. Sauf que sa bonne volonté ne l’empêche pas de devenir paranoïaque, obsédée par les aventures de Guillaume. Alors ils changent de stratégie. Guillaume accepte de lui parler des autres personnes qu’il fréquente, qui sont-ils – les couples –, qui sont-elles – les amies –, et il l’avise quand il va les voir. C’est encore pire. Elle se sent laissée de côté, elle a le sentiment de n’être pas assez, que les caracoles de son chum sont une manière d’éviter l’engagement. 

Il dit que c’est le contraire. Que la confiance renforce son attachement et lui donne envie de rester auprès d’elle. (Là-dessus, je suis pleine d’empathie pour sa blonde. À moins de s’appeler Machiavelle, ça se peut qu’elle trouve que les moyens pourrissent la fin. ) 

Jusqu’à maintenant, ils tiennent bon. (Ils habitent même ensemble. Un mouvement initié par la pandémie et achevé par le prix du logement.) 

Moi j’ai le feeling que c’est une divergence semblable à Je-ne-veux-pas-d’enfants qui tombe en amour avec J’en-veux-absolument. 

Une pelote de laine de noeuds inextricables. 

*** 

C’est rare que j’ai la chance de faire une run de course – les Deux Solitudes enfantent un pléonasme – dans mon patelin. J’ai fait ça. 

Nuit tombée. Pris mon auto. Stationné devant le cinéma. Mis l’album Punk in drublic de NOFX dans mes oreilles, Telle que jadis, et pourtant Autre. (Ok, simplement Plus vieille mais par coquetterie, ici, on va préférer Autre.)

Était-ce mon «Ça» qui me guidait, où, plus étrangement, le «Ça» de la ville qui m’aiguillait? 

Je monte d’abord la rue de la Gare. Jusqu’à la maison de mon tout premier copain. Celui avec qui j’ai perdu ma virginité. Le boisé qui entourait le terrain a été rasé. Un immense entrepôt qui se prend pour un hangar d’avion éclaire maintenant la maison avec une intensité criminelle. L’ironie voudrait que je me réjouisse que l’arrière du garage, sous la scrutinie des sentinelles, ne soit plus aussi favorable aux baisers volés – l’apitoiement causé par la laideur industrielle l’emporte. 

Je ne sais pas ce qu’il est devenu. C’était un gars allumé – enfin, sur trois affaires : le football, tout ce qui touchait Jacques Mesrine et les chars, surtout les Porsche dont je me suis mise à reconnaître les modèles, sous son influence. Des intérêts qui, disons, mitigent l’effet de surprise qu’aurait pu avoir l’annonce de son décrochage scolaire. Il n’a, je crois, jamais traîné sa curiosité jusque dans un cégep. 

Il avait surtout une moto.

When everything important to me
Just seem to fall right down my le
g
And onto the floor
My closest friend
Linoleum
Linoleummmmmm

Je me suis rendue sur le bord de la rivière où on prenait des brosses. Au milieu de la passerelle qui relie les deux rives, évidemment il y avait des jeunes du secondaire en train de niaiser sur les rails du chemin de fer, parce que dans la pièce de théâtre du temps qui passe, les rôles qu’on a joués finissent par être attribués à d’autres.  

Je me dirige vers la maison de ma grand-mère. La revoir me tire des larmes sans eau: larmes sèches de l’ennui, de la perte, de la mort. Pendant quelques foulées je traverse un immense système de souvenirs et de ressentis – sa voix qui m’appelle «chère», les escaliers en tapis, les Noëls, le Kool-Aid au raisin, le Nutella, le Rummy, Canal Famille, le tapis, la broderie du couvre-lit, le piano, ses joues les plus lisses du monde et son sourire le plus doux.  

Tout de suite la maison voisine de ma grand-mère convoque un autre système. Là vivait Mme Daigle, elle-même la grand-mère du premier gars avec qui j’ai frenché. C’est joli, non? Un vers du poème que les plus tendres des sociologues appellent le tissu social. Un motif de dentelle.

Je revois deux adolescents, seuls au beau milieu de la mer d’asphalte entre le concessionnaire Honda et le McDo, tenus ensemble maladroitement par des mains timides et le tourbillon des langues, dans un espace-temps de muqueuses brisé abruptement par la lumière totale des phares d’une voiture.

On bloque l’accès au service au volant.

Je cours et tout est rue,
mon passé, mes pensées,
je philosophe de trottoir,
je voyeuse des fenêtres allumées
sur les affaires oubliées. 

Aphorismes sertis de lacets fluos
À double boucle
Du genre
La mort a le chic de nous annoncer,
au bout du sens unique,
que c’est un cul-de-sac en plus. 

Vous devez avoir déjà cessé de lire. Où c’est que ça s’en va.

Je me le demande aussi. 

Mais je continue. Je revisite mes amitiés. Gin vivait ici. Rox et sa famille juste à côté. 

Au vieux quai, les joints de hasch, les pipes à eau, le bourdonnement des chutes à fort décibel, la petite bruine. 

Je continue de courir, (d’écrire), de courir, (d’écrire). 

Dernier arrêt. 

Un bungalow ben ordinaire.

Un jour j’ai menti pour pouvoir passer une nuit ici. Je croyais qu’enfin il allait m’embrasser, peut-être qu’on ferait l’amour. Mais finalement, on a regardé La Haine et il a mis la Sonate à la Lune pour s’endormir.

*** 

Normalement, j’arrive à la fin de mon billet et j’essaye de trouver de trouver le lien entre les choses que j’ai racontées. Mon inconscient doit vouloir me dire quelque chose. Et je bricole une conclusion pseudo-witty à partir de ça. Mais là, c’est quoi l’osti de rapport entre la non-monogamie éthique et ma course?

J’ajoute une troisième patente. 

Pour me faire une idée sur la non-monogamie, je suis allée prendre un café avec un pote qui est en couple ouvert avec sa blonde, dont il est follement amoureux, by the way. Je vais l’appeler Kurt Russel pour le fun de nous rappeler cet acteur tombé dans l’oubli, et que dans les années 80, je trouvais donc sexy.

Plus jeune, Kurt a été infidèle dans presque toutes ses relations. Il en portait la culpabilité – et la fatalité. C’est là que le mot éthique intervient. La non-monogamie, avec son set de valeurs, fait que tu peux être amoureux ET avoir plusieurs partenaires sexuel ET rester un gentleman. Ça a encore l’air compliqué – bôcoup de communication et une certification ISO 3000 de maturité émotionnelle –  mais à la fois, tellement naturel

La sexualité n’est peut-être pas le lien suprême, sacré et unique qui doit nous unir à une seule personne. C’est peut-être simplement un jeu, auquel on aime jouer, nous les humains. (Étudiants de l’École de l’Humour, ici les possibilités de gag sont infinies, qui mettra la tag, qui le Guess Who, qui Opération.) 

Guillaume m’avait exposé sa théorie des ami.e.s au téléphone. 

On ne demande pas l’exclusivité en amitié. La fin de semaine dans un chalet avec mes copines, aussi mémorable fût-elle, n’enlève rien, ne gâche rien de la sortie au cinéma que je ferai avec une autre amie la semaine suivante. Il ne viendrait à personne – ou enfin, à personne que je considère mon ami.e. – l’idée d’y puiser du ressentiment.

Ni trahison, ni perte de confiance. Au contraire. On est sur de la réjouissance, dirait la sommelière des émotions. (Si tu t’entoures de gens heureux, indeed.) 

C’est vrai. En amitié, les relations n’ont pas de primauté, ni de statuts. 

En amour par contre, je refuse d’être une parmi les autres. J’ai besoin de ressentir que je suis extraordinaire, exceptionnelle. Je crave pour le sentiment d’élection. Comme dans l’expression quétaine : être l’élu.e de son coeur. 

Qu’il ne voie que moi. 

Cette phrase fait tiquer Kurt. Tsé, tu peux demander à l’autre d’être 100% dédié à toi quand il est avec toi. Tu n’as aucune emprise sur ce qu’il fait ou ce qu’il pense le reste du temps.

À méditer. 

Comment on aime ? Comment on veut être aimé ? 

C’est quoi, le pacte qu’on fait avec l’autre? 

Je me rends compte que je n’ai jamais véritablement creusé ces questions avec mes chums. On était dans la norme – tout désir qui s’actualise en dehors du couple constitue une infidélité – et dans le non-dit – le non-réfléchi.  

L’avantage des non-monogames, c’est qu’ils sont vraiment en avance sur le commun des charnels.

Kurt ajoute, en prenant des pincettes. Tsé dans ton livre. Le personnage principal. Ça n’a pas d’allure de vouloir se faire aimer comme ça. Ça m’a rendu triste. Triste pour toi. Sais-tu d’où ça vient? 

Wo. 

Attends là. 

Première réaction, physique. J’ai un peu les yeux humides qui se défendent de verser une larme en public.

Deuxième réaction, rationalisée. D’abord, c’est de la fiction. Puis, je suis contente qu’il ait ressenti des émotions en lisant le livre, c’est ça le but, émouvoir, bouleverser. Tout sauf l’ennui. 

La troisième : est-ce que c’est triste d’explorer cette faille-là? La ligne est mince entre l’intime sociologique et l’impudique. Je me suis promis que j’allais faire primer le gênant dans mon écriture. Si tu as envie d’effacer ce que tu viens d’écrire – comme maintenant – c’est que tu tiens quelque chose de vrai. Personne n’en a rien à foutre de ce qui te rend fière, ou drôle ou admirable. 

Ce n’est qu’en revenant à la maison, une fois seule, que j’ai regardé sa question en face.

D’où ça vient donc? 

***

L’autre jour, une amie m’a confié qu’elle trouve ça loser, un gars qui lui dit qu’elle est belle pendant le sexe. Trop romantique – ou vraiment pas ajusté à ce que la porno a pu imprimer dans nos têtes. 

Moi, c’est l’inverse – qui est surpris ? Le gars doit me tripper dessus, me faire l’amour sur un piédestal. Et moi je ferai pareil pour lui. Me semble que c’est mieux, non?

2 commentaires

  1. Bonjour,

    Pouvez-vous retirer mon nom de votre liste d’envoi? Je reçois vraiment trop de courriel pour être en mesure de lire attentivement vos textes.

    Merci et bonne journée

    J’aime

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