Qui j’étais en novembre 1999?
J’avais vingt ans, je caressais le temps et le millénaire nous boguait, collectivement.
Tout le monde avait vu – ou parlait de – ou trippait sur – la Matrice. Au tournant du millénaire, le cinéma a eu soudain beaucoup de choses à nous dire. American Beauty. Fight Club. Eyes Wide Shot. The Matrix. Tous ces films, dans mon souvenir, jetaient un regard critique et subversif sur nos dysfonctions sociales – aujourd’hui, ils me semblent tous parler d’un mal-être masculin.
Je marchais tous les jours pour aller travailler, de la rue Amherst au métro Guy, en écoutant le CD de Noir Désir 666.667 Club dans mon Discman Panasonic Shockwave bleu, à la fois fascinée et intimidée par les travailleuses du sexe qui à l’époque faisaient le trottoir sur Ontario. Un shift de matin, pour ravigoter le messieur, un shift de fin de journée ou de soirée, pour calmer le vide existentiel qui lui gonfle les burnes.
S’il arrivait que le messieur m’interpelle par sa fenêtre de char ouverte, en ralentissant sur un espace de stationnement, je me contentais d’écarquiller mes yeux effarés de petite Tomboy débarquée de la campagne – erreur sur la personne – en le dévisageant intensément pour qu’il ait l’impression que je lui vole son âme pour aller la pawner. On ne manquait pas d’adresses, coin Ontario et Amherst.
Je repartais dans ma tête à plein volume, tentant de déchiffrer la chanson Comme elle vient de Noir Désir.
Hé camarade
Si les jeux sont faits
Au son des mascarades
On pourra toujours se marrer
Et tout le long des courants d’air
On voit des amoureux
Qui savent encore changer leurs nerfs
En un bouquet délicieux
On en aura des saisons
Des torrides et des blêmes
Je peux encore garder ton nom
Je peux aussi dire que je l’aime
Comme elle vient
Encore et encore
Mais qui vient? Que vient? Encore aujourd’hui, je ne suis pas certaine.
Une femme? La Fin du Monde ? La Jouissance ? La Mort ?
(La Rage, Bertrand? L’explosion de violence?)
C’est précisément l’innommé qui devait rendre cette chanson immortelle. Entre les lignes, et dans le bleu du ciel de la pochette, on pouvait projeter nos propres fusées.
Puis la chanson a été annulée, comme a été annulé le groupe, annulée l’oeuvre, la chanson a péri, s’est avérée mortelle, mortelle comme Marie. Tous tués par celui qui disait les aimer.
Noir, noir, Désir.
Début novembre 1999, tout ce que je savais du libre-échange me venait de conversations avec mon père, je ne connaissais pas encore la ZLÉA, je ne savais pas ce qui se tramait à Seattle.
L’OMC avait convoqué une conférence ministérielle – en présence de ministres et de chefs d’État – afin de poursuivre les négociations sur une nouvelle ère de libre-échange. Selon les bonzes de l’économie mondialisée, la poursuite de la croissance exigeait qu’on réduise au minimum les entraves au commerce, qu’on abolisse les tarifs douaniers et qu’on limite les réglementations nationales. On donnait même le droit aux entreprises de poursuivre en justice les gouvernements qui adoptaient des mesures protectionnistes. (Honnêtement, c’est là qu’on a commencé à foirer. On a cédé la souveraineté des nations à la profitabilité des entreprises. On a planté les choux dans lesquels allaient naître les beaux gros oligarques d’aujourd’hui.)
Le 30 novembre, avant l’aurore, des manifestants se réunissent à tous les carrefours, bloquent les rues. La Space Needle se réveille avec une banderole géante tenue en place par deux grimpeurs suspendus dans les airs. Leur message est écrit dans le ciel : la direction que prend l’OMC est contraire à la démocratie.

La ville est rapidement paralysée. Ils sont entre cinquante et soixante-dix mille personnes à prendre les rues d’assaut ; des environnementalistes, des syndicats, des étudiants, des groupes communautaires, dont certains venus de l’étranger, du Canada, de la France, du Mexique. Les accès du centre des Congrès sont si bien bloqués que personne n’y accède, certains négociateurs – qu’on reconnaît à leur habit, leur tailleur ou leur cocarde – se font entourer et ralentir par des manifestants qui dansent en ronde autour d’eux à mesure qu’ils approchent de l’édifice. Plusieurs délégués se retrouvent à tenir leurs discussions dans leur chambre d’hôtel ou au téléphone.
Ce jour-là – auquel les militants et les activistes se préparent depuis des mois en le nommant N-30 – révèle au grand jour un nouveau mouvement politique, mais transnational : l’altermondialisme.
Son credo : un autre monde est possible.
Un monde où la prospérité économique ne l’emporte pas sur les droits humains ni sur l’environnement. Un monde où les gouvernements ne cèdent pas au chant des sirènes des multinationales.
Son arme : le carnaval.
On voit parader dans les rues des condoms portant l’inscription Safe Trade, l’apôtre anti-McDo José Bové trimballe un roquefort de trente kilos pour revendiquer les principes d’exception culturelle et agricole, des militants déguisés en tortues se prennent pour des Teenage Mutant Ninja Turtles de la biodiversité, sans compter les échassiers, les marionnettes géantes, l’indispensable accessoire masque à gaz et l’armada de Black Block.

Aux nouvelles, j’entends qu’il y a des vitrines brisées. Du saccage. Je suis outrée, vaguement menacée par n’importe quelle sorte de violence – sans aucune justification, je l’attribue à des jeunes hommes – et mon réflexe consiste à me ranger du côté des policiers en toutes circonstances, dans une forme de confiance aveugle dans le maintien de l’ordre.
Un mois plus tard, je vais lire No Logo.
Et là, je vais tout comprendre.
Naomi Klein m’explique que mes transactions de consommatrice relativement nantie dans un pays prospère, loin d’être banales, sont le résultat d’une forme de lavage de cerveau qu’on appelle le branding, opéré par les grandes compagnies détentrices de marques et les agences de publicité. Et que cette propagande va de pair avec un modèle d’affaires qui rationalise la production pour investir massivement en marketing. Le travail manufacturier est relocalisé dans les pays en voie de développement, dans les abominables sweat shops que Klein visite et dont elle révèle l’existence au grand public. Une Indonésienne détenue au minimum soixante heures par semaine dans une usine de composantes informatiques confie, tristement, qu’elle n’a jamais utilisé un ordinateur de sa vie. En achetant des objets hors de prix à forte valeur symbolique, on contribue à la précarisation de nos emplois, à la financiarisation de l’économie, à l‘exportation de la détérioration environnementale dans les pays du Sud, au dynamitage du fossé globalisé entre les riches et les pauvres.
En passant d’un millénaire à l’autre, je vis un éveil. Je suis un sujet économique, je suis un sujet politique, je prends conscience de mes responsabilités et devoirs.
Acheter des runnings Nike, c’est comme lancer un vingt-cinq cennes dans la Fontaine de Trevi de l’Apocalypse.
Manger au McDo, c’est cracher au visage des Working Poors.
Je m’inscris à un cours complémentaire sur l’économie américaine d’après-guerre où on dissèque pendant des heures les accords de Bretton Woods, j’entre dans des débats enflammées sur la faisabilité de la Taxe Tobin – une micro-taxe sur les transactions boursières qui aurait pour but de redistribuer la richesse.
Ma conception du Bien était gorgée d’idéaux progressistes.
Un autre monde est possible.
***
Qui suis-je maintenant, en 2024?
Que sont mes idéaux devenus?
Le Trump Triumph a bombe-nucléarisé tout ce qui me restait d’espoir.
Les mâles Alphas flexent leurs muscles, leur argent, leurs chars et leurs fautes de français en dégueulant leur rage revancharde sur les femmes.
Il n’y a PAS de LIBERTÉ POSSIBLE quand on se trouve en état de DÉPENDANCE ÉCONOMIQUE, les filles. Le parfait pourvoyeur est un parfait esclavagiste.
Or. Or!
Or, ce serait tellement simple pour un homme de devenir un héros en dénonçant les inégalités économiques, en bravant la superficialité consumériste, en défendant le territoire et la nature contre les intégristes de l’extractivisme, en développant ses aptitudes manuelles, sociales et émotionnelles, en devenant curieux plutôt qu’assertif – un anglicisme que les Alphas semblent adorer.
Si seulement ces douch mettaient autant d’amour dans le corps social que dans leur corps biologiques.
Si seulement Alain Deneault pouvait s’imposer comme modèle de masculinité.
La Bataille de Seattle est historique. Parce qu’elle a réuni des constellations de gens provenant de différentes nébuleuses – ça ne se voit plus, les combats comme les produits de consommation ont désormais leur niche – , parce qu’elle a réussi à faire dérailler un sommet, elle a fait croire que oui, un autre monde était possible ; il faut trouver des moyens de l’exiger.
Les militants ne l’appellent pas la Bataille de Québec mais la résistance s’est poursuivie au Sommet des Amériques en 2001. Le foutu périmètre de sécurité et les clôtures qui ont créé une chasse-gardée dans le coeur d’une ville déjà fortifiée prouvent que les dirigeants politiques n’étaient pas innocents. Et les policiers ont agi comme leur bras armé – une autre tangente historique amorcée à Seattle.
C’est bizarre mais je ne me rappelle pas comment ça a fini – à part le show des Vulgaires Machins, le parc ravagé par les déchets et la nuit dormie sur le plancher d’une amie d’ami d’ami dans Saint-Roch. Quand on s’est réveillé le lendemain, sa perruche était morte. La légende veut que Ginette ait respiré trop de gaz lacrymogène ou de poivre de Cayenne, les fenêtres étaient restées ouvertes.
Je veux dire : je ne me rappelle pas exactement de ce qui est arrivé avec la Zone de Libre-Échange des Amériques. Elle a été torpillée mais…le libre-échange a continué, lui, indifférent au drama.
***
Je regarde l’avenir qui se dessine et on n’a pas les moyens d’être apathiques.
Plus le réel est décevant, plus on se réfugie dans nos écrans. Le cercle fatal de la désaffection.
On laisse les riches et les puissants se servir à pleines mains dans le buffet. On ne dit rien.
Dans son document boule de cristal sur les dangers qui menacent la population canadienne, l’agence gouvernementale Horizon nous a pourtant prévenus. Parmi les 10 dangers les plus probables et imminents, il y avait : «Les milliardaires dirigent le monde.» Je ne mentionne pas ici les autres – c’est un beau cocktail sour de catastrophes et de souffrances. On va vivre ça ensemble, la gang!
Après, on s’étonne que les jeunes s’abreuvent de discours inspirationnels qui leur promettent d’obtenir du succès en affaires, sans aucun égard au Bien Commun.
Ce serait quoi le discours qui nous ferait nous relever les manches ? À quoi on tient collectivement? Au français, au système de santé public, à la protection des territoires naturels et de la biodiversité, à l’égalité des chances, à l’éducation universelle, au droit des femmes de disposer librement de leur corps, à la décarbonisation des transports?
Par où commencer? Pis avec qui?
Suis-je la seule âme en peine à penser qu’une masculinité démissionnaire, obsédée par ses triceps et son portefeuille, est le coup de grâce à l’espoir de toute justice sociale?
Joyeux 25è anniversaire, Bataille de Seattle.
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Références complémentaires :
Le documentaire Alphas de Télé-Québec. (Il faut cliquer sur Regarder l’émission.)
Excellent reportage sur la Bataille de Seattle paru à l’occasion du 20è anniversaire dans The Monitor.
Indispensable lecture du dernier essai du philosophe ET homme d’action Alain Deneault, Faire que!
La rapport Perturbations à l’horizon paru au printemps 2024 sur les dangers qui menacent la population canadienne
Envers et contre toutes, la chanson Comme elle vient de Noir Désir que j’aime encore beaucoup, à mon corps défendant, parce qu’elle me rappelle ma première année à Montréal.
Tellement pertinent, merci.
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