Le Kool-Aid au raisin


C’est pas parce que t’es célibataire qu’il te manque quelque chose. Je suis indépendante et je suis complète. Si je tombe en amour, ce sera un extra, une acquisition, pas pour combler un besoin.

Si vous ne les avez pas formulés vous-mêmes, ces mots, vous les avez entendus. 

L’attitude la plus importante à cultiver : l’indépendance. Ou son apparence. 

(Si en politique il n’y a pas une grosse différence entre «conflit d’intérêt» et «apparence de conflit d’intérêt», en matière de dating, tu peux passer quatre trente sous d’«indépendance» pour une piastre d’«apparence d’indépendance». Même valeur.) 

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Quand ma grand-mère maternelle habitait encore dans sa maison, elle rangeait ses gâteries dans l’armoire en coin sous le comptoir de cuisine, où un plateau pivotant n’attendait que la visite des petits-enfants pour exercer sa magie. Il suffisait de le faire tourner pour qu’apparaissent le Kool-Aid au raisin et le Nutella qu’une main aimante rangeait systématiquement à l’antipode de l’orbite opérée par Lazy Suzanne – oui, les plateaux pivotants portent le nom d’une mystérieuse Suzanne dont le langage populaire a préféré retenir la paresse plutôt que l’ingéniosité. Petite misogynie lexicale ordinaire, rigolote pour ceux et celles qui ignorent le reste, mais qui ne ferait pas rire, mettons, une Mileva Einstein, spoliée de ses découvertes par son physicien de mari à la langue irrévérente, ou encore une Martine Delvaux – Martine n’entend pas à rire.   

Rien – aucun tiramisu, fudge, sucre à la crème ou orgasme –, non rien n’équivaudra jamais au fix de glucose, de lipides et de colorants Bleu no 1 et Rouge no 40 que contenait le snack Beurrée de Nutella sur pain blanc tranché avec Kool-Aid au raisin. On pouvait bien péter le feu après ça. Et ce qui ne gâchait rien, c’était de le consommer, avec la complicité de ma mamie, à une heure coupable de se trouver entre les repas. Dix heures, trois heures et demi, quatre heures. Le bonheur.

Je ne sais pas comment l’expression « boire le Kool-Aid » s’est mise à désigner un état de soumission. J’ai envie de me tourner vers Internet pour le savoir, comme je le fais avec chaque maudite question que je me pose. Je résiste. Mais qu’avons-nous? Arrêtons de passer nos monologues intérieures dans la trancheuse à pain de Google Search, libérons nos esprits du SEO, n’ayons pas peur des grands espaces sans url.

Avoir bu le Kool-Aid, c’est avoir le cerveau lavé par une doctrine, être sous emprise d’un gourou. L’expression capture deux oiseaux volant dans l’air du temps. 

Bien sûr, le basculement dans une ère sectaire que l’élection de Trump a confirmé et accéléré. La religiosité exacerbée du mouvement MAGA. Voici un Sauveur et des Agneaux prêts à le suivre jusqu’au pire ; le Bon Dieu sans confession. Nos voisins ont bu le Kool-Aid MAGA. 

J’y vois aussi l’image de la soumission chimique. Des hommes droguent des femmes pour abuser d’elles. Les assomment tellement fort qu’elles sont incapables de se rappeler (parfois même de croire) les sévices et les tortures qu’on leur a infligées. Mais heureusement ces gars-là se filment et prennent des photos. L’affaire Gisèle Pélicot en France. Ici le violeur de Tinder qu’on vient d’envoyer en prison pour treize petites années seulement. Je ne secrète pas assez de haine pour leur redonner ce qu’ils méritent ; il faut se mettre à plusieurs. 

Je m’emporte. (Avez-vous remarqué comme il est devenu difficile de garder un sujet léger?)

Bref, boire le Kool-Aid, expression de son temps. 

Mon plan était de vous parler de l’indépendance. Celle qu’on acquiert quand on habite seule : je suis devenue pas-si-pire avec le barbecue, les joints en silicone et les trappes à souris, je monte sur mon toit pour ramasser les feuilles et vider les gouttières, à plat ventre sur les bardeaux de la galerie– il faut que je porte des gants la prochaine fois, c’est cochon, la tôle est coupante et j’ai eu les mains entaillées pour la semaine –, mon dernier échange de clins d’oeil flirty-flirta s’est passé dans la file d’attente à l’Écocentre et mes bottes à cap sont mes pantoufles. J’admets que je n’ai pas eu le temps de recouvrir les arbustes pour les protéger de la neige. À un combat perdu de me faire couronner Reine-Vierge du fief Saint-Édouard.  

Le travail manuel, c’est comme faire un massage tissus profonds à ton estime de toi. Je te le promets, le plus beau cadeau que ton mari va te faire en s’en allant, c’est de te donner la chance de ne plus compter sur lui. Tu vas découvrir que tu es capable. 

(Le mot capable me fait penser à mon père. À moi : T’es capable, aux autres : elle est capable. Le mantra des grands confieurs de responsabilités.) 

Parlant de qualification, je suis tombée sur un mème qui m’a fait sourire cette semaine. La photo d’une fille très confiante qui te regarde dans les yeux en tenant sa tasse de café à deux mains, en noir et blanc. 

– T’es drôle! T’es intelligente! T’es belle! Pourquoi t’as pas un mec?
– Je suis surqualifiée. 

L’arrogance est inutile, le sentiment est réel. Il arrive un moment où tes compétences dépassent le besoin. Le noient.

À ma copine slovaque qui était en visite à la maison avant les Fêtes, je me suis entendu dire : if I was not ageing, I would not search for a man.

Ma quête est prospective. J’ai pas vraiment besoin d’un chum en ce moment, mais je serai contente de l’avoir plus tard. Et c’est maintenant que j’ai les moyens – le body, le collagène, les dents blanches – de m’en offrir un pas pire. Mon pouvoir d’achat risque de diminuer. Le nez est la seule partie du corps qui continue à grossir tout le long de la vie. Avec les «tarifs» de Trump en plus, rien ne va s’améliorer côté abordabilité.

Ça sonne complètement instrumental. 

Ce ne l’est pas. 

C’est illusoire

Je me raconte des histoires. 

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Je fréquente un mec depuis quelques mois. 

Pour des raisons inexplicables sur un blogue, j’ai senti le besoin de garder une distance entre nous, de ne pas me commettre, et j’avais décidé de le lui dire franchement.  

Je veux garder mon indépendance, ne pas me sentir obligée de te voir chaque semaine ou de te texter chaque jour. 

Je ne suis pas en train d’avoir hâte de te présenter à ma famille ou à mes amies. 

J’aime le temps qu’on passe ensemble mais je ne suis pas dans un mode «construction du futur ». 

Bien des phrases creuses pour dire que quelque chose me retient. Et je ne sais pas c’est quoi. (Enfin, j’ai plusieurs hypothèses parmi lesquelles «chatte échaudée» et «asymétrie des sentiments» arrivent en tête de liste.) 

Ça me prend quand même tout mon petit change pour aborder ça. Il a l’air soulagé, pas pressé du tout lui non plus de se commettre, après vingt ans d’union avec la mère de ses enfants, dont il est séparé depuis un an seulement. 

Bizarrement, ma tentative de mettre de la distance entre nous nous a rapprochés. On a ouvert nos coeurs et une décharge de tendresse en est sortie. 

Le lendemain, parce que la vie aime ça jaser avec moi, elle me fait tomber sur les propos d’une comédienne connue et aimée du public dans un magazine féminin. Cette comédienne se méfie de ceux qui prétendent n’avoir besoin de personne. 

« D’abord, je trouve que c’est une pensée étrange car on est tous interdépendants. Il n’y a aucun être humain, mais aucun, qui n’ait pas besoin des autres. Et en amour, c’est encore plus important. Moi, je n’ai pas peur de dire que j’ai besoin de mon chum. Et il sait que je suis là quand il a besoin de moi. C’est pas niaiseux, c’est pas faible, au contraire. C’est ce qui nous rend forts. J’ai le même sentiment envers ma famille et mes amis. Non seulement je ne comprends pas c’est quoi le fun de se croire indépendant, je trouve ça dangereux.»  

Dit de même, ça crève l’évidence. 

Je me sens comme si la comédienne connue et aimée du public avait une longueur d’avance sur moi – et sur le discours qu’instillent les applications de rencontre.   

Mon indépendance est-elle un trait de personnalité ou un mécanisme de défense? 

Pour l’instant, elle est une hésitation. Me commettre, m’engager, c’est une marque de confiance si grande que je ne sais pas à qui l’accorder. 

Bientôt, je recracherai le Kool-Aid au raisin de la célibataire indépendante. Il n’y a jamais eu de vrai raisin là-dedans. 

C’était juste à saveur de raisin. 

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