Anesthésie (suite et fin)

(Si vous n’avez pas lu la première partie de ce billet, elle est ici : https://majeste.ca/2025/04/05/anesthesie-1-2-3-4/)


La plus grande apparaît dans la cuisine. Ses deux mains accrochées aux sangles de son sac à dos, à la hauteur des épaules. Derrière elle accourt une enfant à peine plus petite, à peine différente, si ce n’est de ses cheveux attachés par deux lulus. Puis la troisième, adorablement blonde. 

– Bonjour, je m’appelle Flavie et j’ai 6 ans. 

– Bonjour, je m’appelle Charlène et j’ai 5 ans. 

– Bonjour, je m’appelle Laura et j’ai 4 ans. 

Et moi d’enchaîner.

– Bonjour, je m’appelle Rosemarie et j’ai 22 ans. 

Les filles veulent se baigner. Karl aide les deux plus vieilles à enfiler leur maillot et il m’avise, en anglais, pour ne pas être compris, que la dernière a peur de l’eau. Le trio sort en coup de vent, m’emporte et sans que j’aie le temps de dire un mot, je me retrouve sauveteur désigné du bol de soupe où flottent déjà des nouilles en mousse multicolores. Je peux bien appeler les filles les petites protéines ou les poulettes, elles n’ont pas l’âge de trouver mes allusions nutritives déplacées ou matante. Au contraire, le thème de la soupe nous occupe un bon bout, on la brasse, on la goûte (eurk), on y ajoute quelques herbes, que je dois ramasser aussitôt avec la puise. 

À force de séduction, j’arrive à emporter Laura dans la piscine avec moi, en la tenant dans mes bras. J’essaie de lui faire toucher la surface de l’eau du bout des orteils ; ses jambes se dérobent, elle s’agrippe et se serre encore plus fort contre moi, mais j’ai le sentiment qu’on franchit une étape. Mes pantalons roulés jusqu’au-dessus des genoux, debout dans deux pieds d’eau, je cherche à croiser le regard de Karl en train de sortir les poubelles. Il m’ignore, et le sourire qu’il ne m’accorde pas me trouble.

Je suis la gardienne. 

Les fillettes jouent à s’éclabousser. Si je me penche vers l’avant, Laura arrive avec un bras libre à arroser ses soeurs, et cette victoire l’amuse énormément. J’ai le sentiment d’être le prolongement de son corps, son arme secrète. La revanche tant attendue de la cadette. D’une riposte à l’autre, mes vêtements sont bientôt trempés. Collants. Je dois sortir de là avant de perdre ma dignité – lire : avoir les cheveux mouillés et une tête de Labrador tout juste sorti du lac. 

Quand j’agrippe l’échelle à deux marches, Laura, dans mes bras, tourne son visage de chérubine vers moi et me demande : «es-tu une enfant?»

Pour moi, le test est passé. 

J’enfile le boxeur fleuri et le t-shirt de Me, Mom and Morgentaler qui devaient me servir de pyjama. Pas la tenue idéale pour un souper important dont on parle depuis des semaines, j’en conviens, à moins que ce ne soit parfait pour plaire aux directrices de casting hautes comme trois pommes qui vont me faire passer l’audition. Je pose mon chemisier montgolfière sur le calorifère du salon pour qu’il sèche. 

Peut-être que la chaleur va le faire gonfler et s’envoler!

Les filles ne m’entendent pas. Karl reste de marbre. Aucun frémissement musculaire de son visage, aucune dérogation à la découpe des carottes et céleris, aucun signe d’un appareil auditif en état de marche. Depuis qu’il est revenu à la maison avec les filles, il ne m’a ni adressé la parole, ni regardée. Je l’observe, concentré, soumis à la vision tunnel imposée par le spaghetti gratiné. 

Je prends place à ses côtés pour nettoyer la vaisselle tandis qu’il cuisine.

– J’ai apporté des jujubes pour le dessert. Ça te va?
– Nous, on mange du dessert un soir sur deux, comme je te l’ai dit. On en a pris hier.
– Mais c’est des grenouilles! En fait, je les ai attrapées dans la piscine! 

Le marbre, encore. Son absence de réaction me plonge dans la confusion.

Pour me racheter, je n’ai qu’à bien séparer les ustensiles dans le lave-vaisselle et à soigner l’inclinaison des bols, pour que l’eau puisse s’écouler pendant la phase de séchage. Tu vois, chéri?

Je réussis à obtenir un baiser – bien joué – en cachette des filles qui sont captivées par un dessin animé. Je comprends que les marques d’affection, aujourd’hui, sont clandestines. Mais alors, pourquoi me présenter ses filles? Et que leur a-t-il dit? Que j’étais une amie ou une amoureuse? Je n’ose pas demander. 

Repas. Se tenir droites, toutes les quatre. 

Le père assis au bout de la table. Il anime la conversation. Pose les questions. Donne la parole à tour de rôle. 

Il règne un climat qui m’est étranger ; le sérieux et l’ordre priment sur la spontanéité. Cela ne s’accorde en rien avec ma conception de l’enfance, sans parler de ma personnalité. Mais je ne suis le parent de personne. Je ne laisse pas mon malaise se transformer en jugement. C’est même inverse, la froideur et la maladresse de Karl m’attendrissent. Je les prends pour des signes d’adaptation à sa condition de papa solo. 

L’aînée discipline la cadette – tu n’as pas le droit de manger avec tes doigts.

J’en prends bien note. Je veux me fondre, me plier à tout ce qui me fera accepter. À la fin du repas, je constate que les filles n’ont pas terminé leur assiette. On oublie les jujubes.

À dix-neuf heures, c’est le bain. La triade dévale le corridor en chantant, en gloussant, en s’effeuillant, laissant à leur suite de minuscules chaussettes et quelques personnages de Disney dont l’effigie a été imprimée sur des millions de bobettes, au Bangladesh. Deux Ariel et une Blanche-Neige.

J’ai envie de musique. J’ai apporté mon Discman. C’est Jean Leloup qui est dedans. 

J’insère mon CD dans le stéréo du salon, puis je le débranche pour l’apporter dans la salle de bain. Je suis convaincue que savonnette et chansonnette sont comme poivre et curcuma, décuplant leurs effets respectifs. Mon beau Karl est à genoux, il arrose le dos des filles. 

D’abord les trompettes. J’ai mis le volume au plus bas. À peine pour chatouiller les oreilles. Les baigneuses se retournent vers moi, j’aimerais que mon sourire les rassure. On peut s’amuser. J’aimerais surtout qu’elles m’aiment. Je grimpe d’un décibel ou deux pour qu’on entende les paroles. Karl ne réagit pas. J’offre mon aide. Nos bras par-dessus bord. Face à la même tâche, sans nous parler. Je savonne, je fredonne.

C’est pas faciiiiile, quand Isabelle te laisse tomber, y’a pas quoi riiiire, quand Isabelle te fait marcher, hé! 

Le refrain fait mouche. À la demande des filles, je me lève pour faire jouer la chanson une deuxième fois. Laura se met debout pour se dandiner, suivie par Flavie. Je les accompagne en ondulant les hanches. 

Karl me lance un regard noir. 

Aucun doute possible. Il déteste cette entorse à la routine. 

Je stoppe la chanson en plein milieu en simulant un fade-out.

Brossage des dents, et puis dodo.

Quand j’arrive sur la terrasse, Karl tient un petit haut-parleur dans ses mains. Je ne sais pas que des appareils de ce genre-là existent. Que les parents peuvent manger dehors et entendre le bébé s’il pleure. Ou qu’un père peut écouter les délires indéchiffrables qui signent le préambule des rêves de ses enfants.  

On boit nos bières sans parler, laissant toute la place à l’écoute électronique. J’étais arrivée chez Karl en n’ayant pas envie d’aimer ses filles. C’était mon noir secret. Quand il parlait d’elles, je me sentais accessoire ; et s’il évoquait leur mère ou leur vie de famille, je réalisais quelle demi-portion de femme j’étais, ni mûre, ni forte d’avoir été pleine, vierge de toute responsabilité, une tête de linotte, un gâteau mi-cuit. Un astre solitaire jaloux des constellations.

Et pourtant ce soir, j’étais tombée en amour avec le trio redouté. Adorables avec leurs yeux tout neufs et leurs cheveux mêlés, plein de noeuds, devenus soyeux à force de coups de brosse. J’avais en-arrière de la tête l’idée qu’une belle-mère de fantaisies allait apporter une touche de folie dans le condo gris. Demain, peut-être aurais-je la permission de mettre des jujubes grenouilles dans leur boîte à lunch?

La banlieue basculait dans la pénombre. Le visage sérieux de Karl me pétrifiait. Comment arrive-t-on à produire cet effet de force, d’avantage? Il ne suffit pas de le décider pour que les autres le ressentent. Chez Karl, quelque chose agissait à travers sa posture et son regard. Quelque chose que je présumais activable et désactivable. Quelque chose qu’il avait bien dû apprendre.

 – Dans la formation de désobéissance civile, John a mentionné que la préparation psychologique des soldats s’appelle l’aguerrissement. Est-ce que tu te rappelles que ce mot-là était employé dans l’armée ? 

– Dans les Forces. 

Il me reprend à chaque fois.  

– Je ne me rappelle pas de l’avoir entendu. Mais si tu veux parler du lavage de cerveau des soldats, c’est nécessaire de leur forger un nouveau caractère. Au combat, les règles de la vie ordinaire ne s’appliquent pas.  

Détruire, tuer.  

Karl m’explique que les entraînements utilisent la répétition. Quand le jour J arrive, tu as fait le geste des milliers de fois déjà. Ce n’est qu’une fois de plus. La décision de mettre tes actions au service de ton pays a été prise bien avant, des années plus tôt. Répétition et distanciation. 

– Pourquoi t’as lâché? 

– J’ai démissionné. 

– Oui mais pourquoi? 

Justement, la répétition. Il énumère les entraînements physiques intenses, l’horaire implacable qui détermine la journée à la minute près, l’absurdité des tâches. Tu ne poses pas de questions, tu exécutes. Il conclut en avouant : un des objectifs, c’est de tuer l’esprit critique des soldats. Et ça, bien, c’est impossible pour moi. C’était carrément tuer la partie de moi qui me définit.

À cet instant, on peut en rire. Son super pouvoir critique. Sa vision laser anti-défectuosité à la précision nanométrique. C’est ma chance de lui dire que je me sens constamment examinée à travers cette loupe cruelle. 

– Si je pouvais boire un sérum d’invisibilité pour camoufler mes défauts, l’affaire serait ketchup.

Je comprends aussitôt qu’en voulant rester légère, j’ai mis en cause ma propre imperfection – et non la sienne. Décidément, je n’ose pas. Et je n’ai pas le temps d’ajouter des nuances ; il enchaîne avec l’autre raison ayant motivé sa décision. Il ne voyait nulle part dans cette formation les enseignements qui feraient de lui un bon stratège militaire, un excellent officier. Il voulait commander.

– Mais j’étais dans une usine de chair à canon. 

Est-ce que c’est ça, l’aguerrissement?

L’adjectif aguerri pourrait prendre un tout autre sens. Bien sûr, il évoquerait toujours la force, mais aussi l’abdication. La force qui n’a plus rien à cirer du système de valeurs qui gouverne la vie civile. La force qui renonce à la paix. Cette transformation ne peut advenir qu’au détriment de la liberté intellectuelle. Mon amoureux avait préféré conserver la sienne. Après quelques mois dans les Forces, il s’était inscrit à l’université. 

Dans la chambre, les filles fredonnent encore « c’est pas faciiile…» Karl met fin à la conversation, la leur et la nôtre du même coup, avec un très ferme « C’est assez. Dodo maintenant.»

Ces affaires-là ont un micro pour nous aussi?

On s’est mis au lit, chastes et silencieux, sans même allumer les lampes de chevet. J’étais habitée par ce que je lisais en filigrane. Ce trait de personnalité qui me torturait, la critique perpétuelle, mon amoureux venait de me révéler qu’il le tenait pour fondamental dans son parcours, dans son identité. Mais devait-il se traduire par autant d’intransigeance? 

Pourquoi avais-je si peur d’exprimer ce que je pense?

*

Un nouveau professionnel en chemise blanche vient me voir. Le médecin précédent a terminé son quart.

– Vous faites ce qu’on appelle un sepsis maternel. C’est une réaction immunitaire intense à une infection qui pourrait être liée à la grossesse. On va vous donner des antibiotiques par intraveineuse et vous garder en observation pour la nuit.

Confuse, vannée mais rassurée, je m’abandonne aussitôt au combat chimique qui se joue dans mes veines – je m’endors. 

*

Derrière l’étable froide, j’aperçois dans le foin d’odeur qui ceinture le bâtiment la silhouette d’un animal, en boule. Je m’approche. Je découvre plutôt une poche noire, translucide, une espèce de vessie visqueuse remplie d’un liquide qui la rend lourde.

Cindy a perdu son veau. Cindy a perdu son veau.

J’entre en mode urgence. Je m’acharne à soulever l’outre, et chaque fois que je l’échappe, elle se salit davantage, de terre, de brin d’herbes et de petits cailloux. Sa texture de Jell-O et son poids la rendent impossible à déplacer. Je n’ai plus le choix, je dois opérer. J’entre dans l’étable pour trouver un outil. Hache, couteau, quelque chose de coupant. Parmi les cages des poules abandonnées, les cages de lapins remisées, les instruments agraires du début du siècle et un duo de laveuse-sécheuse promis à une autre vie qui ne s’est jamais manifestée, entre les traînes sauvages, les crazy carpets et les jet-ski qu’on entrepose pendant l’hiver, je ne trouve rien qui puisse m’aider, rien qui puisse percer les parois épaisses du placenta perdu par Cindy. Au bout du pont de fenil, une cuisinette en plastique pour enfant attire mon attention, en dépit de ses couleurs brossées par le temps et grisées par la poussière. J’ouvre les petites armoires, j’ouvre la porte du four. Pas de couteau en plastique, pas de fourchette, seulement un batteur articulé comme celui que possédait ma grand-mère. Je tourne la manivelle. Les deux fouets s’activent. L’engrenage du jouet me fascine. Un mouvement en entraîne un autre. Le mouvement de haut en bas de mes mains se traduit par des rotations latérales, et je me perds dans une rêverie ; nos gestes n’ont pas toujours les conséquences imaginées. Ces dernières peuvent même ne pas aller dans le même sens. Sous le charme du fouet, j’en oublie la raison urgente de ma visite dans l’étable.

Puis une voix me surprend : Es-tu une enfant? 

Je me réveille en avalant de l’air, telle une noyée. Terrorisée et miraculée à la fois.

Le lendemain matin, le médecin me signe mon congé. Je dois revenir à l’hôpital dans trois jours, pour le curetage. 

Trois jours de congé, à rester seule à l’appart. Enfin, semi-seule. Avec mon petit avorton dans mon ventre. 

*

C’était bizarre. C’était bizarre de revenir en métro, c’était bizarre de marcher sur Mont-Royal avec mon sac à dos, lourd d’école, de travail, de lectures boudinées et du lunch pas mangé qu’il me semblait avoir préparé une éternité auparavant – c’était hier, je le réalise ; et qu’à ce poids sur mes épaules s’ajoute une cargaison en avant, dans mon ventre, une boîte noire, qui ne pesait rien et contenait tout. 

J’allais avoir besoin de temps pour la décrypter. Que s’était-il passé? 

Arrivée devant l’appart, je sors mes clés. Décoiffée et bouffie, je dois avoir l’air d’une fille qui a découché et qui revient se changer de vêtements avant de repartir pour la journée.

Découcher. Se coucher à un endroit où on ne devrait pas.

Puis, l’expression «en couches» me traverse l’esprit. Est-ce qu’elle désigne l’action de donner la vie ou la période de soin qui l’entoure? Est-ce une injonction adressée à la parturiente – reste allongée? Abandonne-toi aux soins ; ceux qu’on te prodiguera si tu es chanceuse, ceux que tu apportes au nouveau-né. Couchée, madame. Un chien. Par extension, les culottes de protection qu’on enfile aux bébés, les couches, ont-elles pris le nom de la fatigue de leur mère? Ou de sa soumission. 

En entrant, j’ai une pensée pour Fred. Mon ex ex. Celui avec qui j’avais emménagé dans cet appartement, deux ans auparavant, et qui finalement m’avait quittée pour aller vivre sa vie en Chine. 

Je me rappelais la joie d’alors. Je croyais monter dans un carrosse doré. Le carrosse doré avait capoté. Aujourd’hui, je reviens toute seule dans le quatre-et-demi déserté par mon prince et par tout le monde, engrossée par un crapaud que mes baisers n’ont pas su transformer et qui me dédaigne. Râclée par la Petite faucheuse, au moins pas par la Grande. 

Pour me distraire de mon drame, je plonge dans celui autrement plus funeste que Styron raconte dans Le Choix de Sophie. Alitée, je lis, du matin au soir, et je communie à la désespérance de Stingo, dont l’amour pour Sophie, trop pur, ne sera jamais payé de retour. 

Devrais-je aviser à Karl?

Allô, je veux juste te dire que je suis tombée enceinte de toi dans les derniers mois de notre relation mais la grossesse s’est arrêtée toute seule. Y croirait-il? Et qu’est-ce que cela pouvait bien changer maintenant? 

Le message de la boîte noire n’est pas sorcier à décoder. La relation que j’ai eue avec lui – je n’emploie même plus le mot amour car il me fait honte, il me donne l’impression d’avoir été fraudée – cette relation n’était pas féconde. D’aucune manière. Je cherche ce qu’elle a fait grandir, je lui cherche des fruits comme on cherche des poux sur la tête d’un enfant. Avec stupeur et minutie.  

De toutes choses, mon orgueil en avait profité. J’aimais être la blonde de Karl, j’aimais me tenir à ses côtés, mon élection me faisait croire que j’étais une coche au-dessus des autres. 

Arrivée à cette conclusion, rien ne m’étonne plus dans le diagnostic du médecin. Je suis empoisonnée.

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