«Contre le passé, y’a rien à faire», chantait Marie-Denise Pelletier.
Sauf peut-être le gym.
J’étais rebutée par les gyms : par leur clientèle masculine, leurs odeurs, les virus en circulation et les frais d’inscription. Par leurs miroirs – je n’ai pas envie d’y retrouver les hontes fantôme de mon ancien corps, ni d’y découvrir de nouvelles guerres perdues.
Je questionne la Force physique érigée en priorité absolue. Devançant la Culture, le Bénévolat ou la Cueillette de champignons. Je ne présume de rien, il s’agit d’une addition à somme nulle : chaque heure passée au gym (sur le corps) ne peut être investie ailleurs (sur l’esprit ou, ai-je envie de dire, sur le corps social).
Or, je ne pouvais pas avoir écouté des centaines d’épisodes du Huberman Lab sans finir par céder. Une femme dans la quarantaine va perdre en dix ans 30% de sa masse musculaire et de sa densité osseuse. Ça s’appelle la sarcopénie ; du grec «sarkos » (chair) et « penia » (pauvreté, insuffisance). Cette perte a une incidence sur le système immunitaire car les protéines des muscles agissent comme une réserve d’énergie en cas d’attaque ou de maladie. La sarcopénie entraîne aussi un ralentissement du métabolisme ; si les muscles perdent du volume, ils brûlent moins de calories, et la satanée poignée de chips s’accroche telle une poignée d’amour.
Heureuse coïncidence, c’est ma fille qui a lancé l’idée de nous inscrire. Elle en avait envie, j’en avais besoin.
Et nous voilà. Fleur et moi, partenaires d’entraînement. On se donne rendez-vous à la mine de fonte après l’école. Tu ne peux pas laisser tomber ta fille, tsé ; elle non plus ne me fait jamais faux bond.
Les premières fois, on essayait les machines ensemble, avec pour seule initiation les instructions affichées sur nos nouveaux jouets : le muscle ciblé coloré en rouge et les flèches illustrant le mouvement. On se mettait au défi de lever plus lourd ou de clencher l’autre avec plus de répétitions. En exagérant nos grimaces pour se faire rire.
À chaque séance, on devient plus autonomes et ma fille plus indépendante. Son comportement me frappe comme une variante de l’expérience qui a fondé, en psychologie, la théorie de l’attachement. Les premiers mois, ma fille aime qu’on travaille sur la même machine, ou sur des machines voisines, à la rigueur. Puis, ma petite «athelette» a commencé à porter ses écouteurs, à butiner plus loin, en revenant vers moi de temps à autre pour me faire une blague ou une observation ; elle prend une tite poffe de sécurité affective – et repart. L’autre jour, on a dû se téléphoner pour se retrouver. Imaginez mère et fille agitant le bras d’un bord à l’autre de la salle, en rigolant – un sketch.
Ni insécure, ni évitante, ma fille a réussi à se tailler une attitude de confiante.
Au leg press, elle me parle des picots rouges qui recouvrent la peau de mes jambes. Elle a les mêmes derrière les bras. Elle dit que cela s’appelle une peau de fraise. Je m’attendris sur la joliesse de cette image ; Fleur me coupe court en annonçant qu’il existe une brosse pour s’en débarrasser. À son âge, il est vrai que je ne prisais pas tellement cette fantaisie folliculaire que je trouvais hideuse. J’ai fini par m’en foutre royalement ; je suis même sur le bord d’en traire une blague : j’ai la peau de fraise et la peau d’orange, quel sera mon prochain fruit? Je vise la pêche et son fin duvet.
On ira tout de même voir chez Jean Coutu pour la brosse – on boycotte l’achat en ligne sur les plateformes américaines.
J’ai l’impression qu’on s’entraîne au gym… à devenir copines. L’asymétrie de la relation mère-fille disparaît. Nos conversations anodines me font rêver d’un avenir où je serai toujours proche d’elle ; aujourd’hui, entre deux séries d’abdos, on approche nos têtes afin de comparer nos cheveux dans le miroir, toutes les deux moins blondes qu’avant, parce qu’elle grandit, parce que j’ai slacké sur les décolorants et les teintures, pour arriver au constat que nos cheveux sont exactement de la même couleur ; on fait la même chose avec la peau de nos joues, la sienne d’un beige pâle éclatant, la mienne tannée par quantité de vie, avant de s’allonger sur nos tapis pour une énième variation de leg raise ; demain, elle aux études, enceinte, ou emménageant dans sa première maison, confiante et entreprenante telle l’athelette qu’elle était, et pouvant compter sur une mère-amie aux manches de chemise relevées, prête à n’importe quelle tâche ou secret qu’elle aura à lui confier.
L’asymétrie sera renversée, puis un jour, inévitablement, inversée.
Contre toute attente, la religion jadis honnie me révèle un temple bienveillant. Je découvre l’humilité du gym. On croit ces lieux irrespirables d’orgueil et de vanité, ils fourmillent d’individus d’apparence discrète, dont les âges et les histoires forment un arc-en-ciel aux teintes variables à l’infini, tel celui de nos vêtements fatigués, décolorés, trop souvent puants – je plaide coupable.
Qu’ils en soient conscients ou non, ici les rois sont nus.
Les humbles savent ce qu’il en coûte de temps et d’effort pour transformer la matière et forger une habitude. On vient ici pour prendre la mesure et la responsabilité de nos gestes.
Mes bras présentent de (subtiles) saillies que je ne leur avais jamais vues. Pour mes abdos par contre, une vlimeuse barrière de pâte à pain les empêchent de flexer. Je garde la foi ; sous les pavés, la plage ; et mon bikini est prêt.
*
À tort ou à raison, je vois dans ma fréquentation du gym une analogie avec une transformation plus intérieure. Autre chose se joue sous la peau.
Mon armure est en train de fondre. Mes lignes de défense sont trouées. Et ça fait du bien.
En regardant derrière, je comprends que cette armure s’était érigée en réponse à ma dernière peine d’amour retentissante et qu’elle m’est devenue indispensable pour faire face à la sérialité des rencontres . Jay, Étienne ou Greg, tous corrects, tous insipides, aux yeux desquels j’apparais pareillement indifférenciée et jetable. On transige tous de sang froid sur le Marketplace des coeurs usagés – en bon état, comme neuf ou à donner.
Je n’attends plus de réponse, je fuis. Je ne me monte plus de beaux grands bateaux, Gerry m’en garde, je reste en permanence dans le canot de sauvetage, manoeuvré allègrement, à taquiner la truite et philosopher sur les mensonges des appâts et les quotas de pêche. Ma barque, mes choix.
Au début, c’était pas le bon gars, ça c’est vrai. Je trouvais Mister Mystère trop sérieux, trop silencieux, peut-être aussi une tite affaire trop vieux. J’en voulais à ses messages quotidiens que je prenais pour de l’insistance. Constamment et pendant des mois, j’ai remis des pendules à l’heure : je ne veux pas me sentir obligée de répondre à des messages texte ; je ne cherche pas de projets à deux, le présent suffit ; je ne suis pas en train de tomber en amour avec toi et je ne vais pas tomber en amour avec toi.
Clair et direct.
Chose étonnante : chaque fois que je me hérissais, il accueillait mes hallebardes avec douceur, sans brusquerie ni réplique, en me remerciant d’être honnête et en acceptant mes précautions comme si elles étaient naturelles ; chaque fois que je voulais créer une distance, sa réaction avait pour effet de nous rapprocher.
Massage «tissu profond» de mon armure ou feuille de Downy pour assouplir le lin encore un peu rèche, choisissez l’analogie que vous préférez.
Mais contre quoi le porc-épic se hérisse-t-il? Pourquoi suis-je si craintive?
Peur de me tromper d’histoire, peur de me contenter de «pas mal» quand j’aspire à «supercalifragilistiquedelilicieux» ; peur d’amorcer une relation qui dure et qui forcément va vieillir et perdre en nouveauté ; surtout peur de m’éteindre. La vie solo est un puissant révélateur, un formidable déclencheur ; je pense que la plupart des personnes qui ont réussi à s’installer dans le célibat pour une longue durée seraient d’accord – les femmes au premier chef. (Et au grand dam de certains damoiseaux, pour en rire : ici.)
Il y a une petite majesté à l’intérieur de moi qui a fait de son odyssée une donnée fondamentale de son identité. C’est ma couronne. La perdre impliquera une perte, un deuil et une réinvention.
Les balados que j’écoute emploient souvent l’expression Growth Mindset. Il s’agit de quitter des yeux les objectifs fixes pour valoriser plutôt l’apprentissage, la découverte et l’adaptation ; et de se mettre en action dans des activités inédites qui nous font repartir à zéro. Le célibat m’a mise dans cet état d’esprit sans que je n’ai à le demander.
Serais-je forcée de m’en défaire si je tombe amoureuse?
La question tombe à point. Il existe un aspect attirant, entêtant, dans le territoire que Mister Mystère ouvre à mes sens. Parce qu’il est un guide introverti, et calme, et concis, j’ai l’impression d’avancer à tout petits pas, avec une flashlight, dans l’exploration de qui il est. (En a-t-il jamais été autrement? Que font les bavards et les extravertis comme moi, sinon des gros shows de boucane?)
Ma copine Lenka a dû m’entendre tergiverser dans le cosmos car elle m’a envoyé ce poème la semaine dernière.
Tired of all who come with words,
words but no language
I went to the snow-covered island
The wild does not have words
The unwritten pages spread out on all sides!
I come upon the tracks of roe deer in the snow
Language but no words.
-Tomas Transtromer
Moi qui ne perçois rien en-dehors des mots, moi qui prise le verbe et la verve, l’éloquence, la justesse ; je ne suis pas outillée pour défricher les connivences silencieuses ; moi qui ai toujours fait de la conversation l’épicentre du désir et du sentiment amoureux ; je reste coite et désorientée.
Se pourrait-il qu’une autre source se trouve ailleurs?