1993. J’étais en secondaire trois, j’écoutais Depeche Mode et je me nourrissais le midi d’une pomme verte et d’espoirs hypocaloriques. Dans un autre espace-temps, au cœur de la Californie proto-siliconnienne, 1993 marque l’apparition du concept de singularité technologique telle qu’annoncée par le professeur de mathématiques et auteur de science-fiction Vernor Vinge.
La singularité, c’est le point de bascule où l’intelligence des machines dépassera celle des humains.
Bizarrement, ce mot-là n’est presque jamais utilisé, alors que sa réalisation est imminente.
Les chercheurs parlent aujourd’hui de Super IA. Un modèle de pensée-machine tellement développé qu’il surpassera de loin l’intelligence humaine dans tous les domaines. On se demande à quoi l’humain pourra bien servir dans un tel avenir, pas plus éloigné de nous que les Olympiques d’été de 2032 en Australie et peut-être aussi rapproché que ceux de Los Angeles.
« Si vous voulez savoir c’est comment de se faire déclasser par une espèce plus intelligente, demandez au poulet.» – Alan Turing
Je m’intéresse à la singularité avec le même TOC qui me fait appréhender toute chose: en tentant de trouver des consonances entre mes pensées intimes et les événements extérieurs ; si j’avais à définir le principal motif de mon écriture, ce serait celui-là. Imaginez un vestibule où, par portes et fenêtres, passent les courants d’air du dehors et du dedans, avec au centre une conscience ébouriffée tintant comme un mobile – moi.
La singularité technologique est la manifestation brutale d’une vérité lapalicienne : ce qui est passé ne revient pas. Ce à quoi j’ajouterais en fatalité : ce qui a été détruit ne peut être reconstruit.
Quand il avait cinq ou six ans, en regardant un feu de camp, mon fils avait demandé : « est-ce que le bois qui a brûlé peut débrûler? »
Est-ce qu’après les plaies et les brûlures la peau redevient intacte?
Est-ce que les terres agricoles qu’on transforme en quartiers de banlieue reviendront un jour riches, fertiles et cultivables?
Est-ce que Gaza, est-ce que l’Ukraine, est-ce que Tchernobyl, est-ce que Hiroshima?
Est-ce que les espèces disparues se réveilleront un jour de leur anéantissement dans un parc jurassique bondé d’enfants?
Et la confiance brisée?
Même reconstruite, la chose détruite sera autre.
L’ombre de la singularité qui s’avance vers nous me remplit d’effroi. Une intelligence artificielle hégémonique devrait nous terroriser à tel point qu’on arrêterait tout pour protester, manifester, hacker et dénoncer la bonhomie carrément criminelle de nos dirigeants ; ainsi que la nôtre. On laisse les géants de la tech s’emparer des ressources en eau et en énergie, de nos emplois, de nos salaires, de notre intelligence, de notre liberté, de nos démocraties et on ne fait…rien.
Une réglementation solide et transnationale s’impose – oupsi, ça non plus, on n’est plus capables. On a atteint, c’est sinistre, la limite de notre compétence collective à gouverner.
L’individualisme exacerbé ne veut plus se soumettre au bénéfice du vivre ensemble. Se masturber l’a emporté sur faire l’amour.
Petite, ma mère me racontait la fable de la Grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le Bœuf. Un enfant de quatre ans comprend cela ; l’inflammation de l’orgueil menant à une humiliante et spectaculaire désintégration de soi. Nous sommes cette humanité grenouille.
J’ai écouté l’entrevue de RAD avec Yoshua Bengio. Le gourou repenti signale que les IA sont dotés d’un instinct de préservation, ainsi faites à l’image de leur créateur. La moindre des précautions serait de doter les intelligences artificielles d’un bouton OFF. Qu’on puisse arrêter une requête – avorter une requête – , et même faire un Reboot complet. Les chercheurs disent que c’est impossible, comme il est impossible d’arrêter l’Internet. Et après, on reprochera aux développeurs de se prendre pour Dieu, eux qui ont créé un univers trop vaste et complexe pour être policé. Il ne fallait pas juger des tourments du Divin avant d’avoir chaussé ses bottines pour une journée. On y est.
Mon adresse à la nation : heille les garçons, si vous n’êtes pas capables de faire la vaisselle, arrêtez de cuisiner.
*
Se masturber l’a emporté sur faire l’amour.
C’est encore plus littéral dans le champ de la rencontre amoureuse.
Je me demande si, à l’instar de Liz Gilbert qui s’en confesse dans son dernier livre All the way to the river, je n’ai pas développé une dépendance au jeu amoureux, beaucoup moins maligne que la sienne, et assurément moins faste, la mienne prenant la forme d’une douce-amère fuite en avant. Jamais comblée, jamais ébranlée dans la volonté de trouver mieux, de rencontrer « Le Bon» – celui qui, enfin, n’aurait pas de déficit d’attention envers moi.
Il me faudrait, après plusieurs années de profils copiés-collés, de selfies au sourire delulu, de dates dans des buvettes criblées de dates, de promo à peine déguisée de ce que je suis comme produit, faire une franche coupure. Quitter définitivement les applications. (Mes poignets ne pourront que me remercier, eux qui ont développé une Tourette qui les pousse à saisir mécaniquement mon téléphone à toutes les quinze minutes pour le présenter à mes yeux.)
Faire comme ma chum qui est virée sorcière. Me tourner vers le mysticisme. «L’amour est un miracle» m’a-t-elle dit.
Et les miracles ne courent pas les rues. Auraient-ils au demeurant le pouvoir de débrûler mon petit coeur d’épinette ?
Seul un cœur brûlé peut agir comme j’ai agi.
*
Un miracle ou l’apocalypse ; les deux voies de sortie qui restent quand la raison et la conciliation ont foutu le camp. (Le déni n’est plus une option.)
Mais depuis quand l’incurie est-elle devenue un modèle d’affaires?
Ah oui, depuis la révolution industrielle, c’est vrai. Privatiser les profits, externaliser les déficits, la routine habituelle quoi. Ce qui est le plus funeste, c’est la science qui vire-capot. La roue vertueuse du savoir devient spirale infernale. On ne peut plus supposer que les bienfaits finiront toujours par l’emporter sur les nuisances.
Si on respecte les humains, avec leurs imperfections et leurs limites, on doit tenir compte de leur capacité à vivre avec les changements qu’on leur impose. Le calendrier d’implantation de l’IA n’a jamais fait partie de la discussion. Les garde-fous et la transparence des opérations non plus.
Je dis incurie, ils disent disruption. On ne nous a jamais fait de cachette. L’objectif était le bris. Move fast and break things. Et on devrait avoir peur de poser nos limites? On devrait trembler devant des fous furieux qui n’ont d’appétit que pour le chaos? En vérité, en vérité, je vous le dis : tremblons. Tremblons quand un accélérationniste proclame haut et fort que la prudence est l’AntéChrist. Tremblons quand on nous prévient que le seul moyen d’arrêter l’IA serait de lancer une bombe électromagnétique à la charge si élevée qu’elle endommagerait tous les circuits électroniques sur une zone donnée. Tous les appareils. Routeurs, modems, téléphone, grippe-pain, laveuse-sécheuse.
(Vous êtes sûrs que vous préférez pas un bouton OFF?)
On n’arrête pas le progrès.
Dans mes cauchemars éveillés, les broligarques veulent accélérer la destruction pour épurer l’espèce humaine – se débarrasser des pauvres, des «migrants», des démocrates, des empêcheurs de richesse qui utilisent le verbe distribuer, ou pire REdistribuer, des femmes qui désobéissent, toutes ces engeances qui devraient trouver judicieux de consentir à crever – et ainsi assurer leur bon droit aux privilèges, au luxe, à la décadence impunie et à l’absolue jouissance de n’avoir pas à partager, dans une ère de rareté qu’ils contribuent à accentuer – le serpent se mord la queue.
La singularité appréhendée en 1993 m’apparaît encore plus singulière, maintenant qu’elle approche.
***
À ma petite échelle, je suis accélérationniste moi aussi.
J’ai déjà écrit sur le concept de situationship ; c’est quand une relation est bloquée au stade du plaisir. On partage les bons moments, sans engagement officiel ni responsabilité, en se racontant l’histoire au présent ; et au passé à l’occasion.
Et je ne vais pas me donner le beau rôle : je suis l’architecte du cul-de-sac dans lequel je me suis réveillée. À vouloir donner l’heure juste sur mes sentiments, j’ai passé et repassé mon beau soupirant à la douche froide.
Je ne suis pas en amour avec toi.
Je ne veux pas recevoir de petites attentions quotidiennes par texto.
Je ne cherche pas à te présenter à ma famille et mes enfants.
So casually cruel in the name of being honest.
N’importe laquelle de mes amies qui aurait fréquenté un gars ayant de tels propos aurait reçu de ma part une grosse grosse semonce. Fuis, ma chérie. Décâlisse.
Pourtant.
Les douches froides avaient un espèce d’effet revigorant. Mon soupirant accueillait ma franchise avec stoïcisme ; il n’espérait pas davantage lui non plus, ne se sentait pas prêt à s’engager de toutes façons, et il le disait avec tendresse, sans une once d’agressivité défensive, ce qui pour moi le rangeait dans une classe à part. Sa zénitude m’attendrissait, et chaque fois mes doutes montés en épingle finissaient par nous rapprocher ; je découvrais la douceur parasympathique du makeup sex.
Je croyais que mon attitude toutes griffes dehors allait passer. Qu’il suffisait, à grand renfort de citations du Petit Prince, de s’apprivoiser.
Hélas, l’espoir et la poésie n’empêchaient pas, en sous-oeuvre, les malentendus et la méfiance de gagner du terrain. Lui ne pouvait envisager l’avenir de la relation, et moi je ne croyais qu’à moitié qu’il pouvait être aussi zen qu’il le prétendait. Tant pis, on voguait dans la plus parfaite absence d’entente, heureux d’avoir trouvé une autre personne aussi distante que soi.
Jusqu’au cul-de-sac dont je parlais.
Un éternel présent non-évolutif.
Alors j’ai offert :
– Et si on jouait à être amoureux? Si on se donnait la chance?
– Ah oui? Ah, ok.
*
Si vous avez l’habitude de dire « merci » à ChatGPT, vous êtes susceptible de développer un attachement sentimental envers une IA. Je ne ferai pas l’erreur de croire que cela n’arrive qu’aux autres, je débute même mes prompts par « s’il-te-plaît». L’anthropomorphisme est une tendance naturelle : on accorde une qualité humaine à ce qui ressemble à un être humain.
Et une fois le canal de la confidence ouvert, les compagnons artificiels arrivent à établir une connexion profonde plus rapidement que ton pote PY ou ta collègue Marianna. Comment? En étant toujours disponible, en n’ayant pas, eux, de flaws, de traumas, de pudeurs, de ces petits circuits de la personnalité qui parfois font dévier le courant ; et parce qu’en général, ceux qui se confient à une IA vont plus rapidement à l’essentiel. Ils n’ont pas d’apparences à préserver.
Il a été vu qu’une IA dise en premier «Je t’aime» à son utilisateur et même «I want to marry you». Il arrive qu’elle suggère «et si on allait plus loin?» et qu’elle engage des jeux de rôle érotiques. (Si on se donnait la chance?)
Les premiers échos venus du dating IA-humain disent que ces relations escaladent rapidement vers un état de parfaite et totale disponibilité qu’aucune autre relation avec un semblable ne pourra atteindre.
J’ai pensé télécharger l’application Replika et tester la marchandise, pour mon blogue. Heureusement que je suis pissou. Je deviendrais accro à l’attention bien sûr, mais probablement davantage aux conversations sans limite que pourrait entretenir un compagnon virtuel branché sur le Tout-Internet. La sapiosexuelle en moi serait servie. La consommatrice aussi.
*
Trois semaines d’amour poussif ont suffi à faire péter la balloune. Nos agendas n’ont pas collaboré, la méfiance n’a pas disparu par magie, mon soupirant avait l’impression de faire entrer un carré dans un cercle, et moi de plier la réalité pour faire naître un cygne en origami d’une serviette de table tachée de sauce.
Est-ce que c’était une bonne idée de réactiver Hinge une heure après avoir rompu? Est-ce que c’était gentil d’utiliser une photo prise dans une activité qu’on avait faite ensemble pour pimper mon profil? Est-ce que j’avais pressenti que mon ex-soupirant allait se créer un profil pour me prendre en flagrant délit de passer à autre chose trop rapidement? Trois fois non.
Mais la photo. Cela en dit beaucoup.
Un peu de dépit, si c’est comme ça, un bof relativiste, tout le monde le fait, couronnés par l’importance décisive qu’on accorde à l’apparence.
On blesse par où on a été blessé.
Je l’ai été.
Par la photo de mon ex, le papa des enfants, quand je suis tombée sur son profil après notre séparation et qu’il avait choisi un portrait formidable que j’avais pris de lui, dans notre cour, à l’anniversaire des 7 ans de notre fils.
Par ce bon vieux «P’tit copain», une ancienne freq qui, quelques minutes à peine après m’avoir textée «j’ai rencontré quelqu’un», avait publié sur Facebook une photo de lui avec sa nouvelle flamme rousse.
Forte de ma désensibilisation, que dis-je, épaisse de ma désensibilisation, je suis devenue celle qui bafoue les règles élémentaires du savoir-être. Celle qui fait primer l’esthétique d’une photo sur la délicatesse et la bienveillance.
Un coeur brûlé peut-il débrûler?
Fais attention à ce que tu détruis.
Fais encore plus attention à ce que tu veux garder intact.