Vous


J’ai reçu une lettre manuscrite à l’attention de Mlle Bennett hier. Elle arrive de la campagne anglaise du XXIè siècle, et elle est signée par mon Lord Darcy à moi. Mise en évidence sur le comptoir de la cuisine, j’attendais le bon moment pour la lire, après les côtelettes et les pommes de terre, après le balai, la vaisselle et le pliage de linge en regardant le baseball avec mon fils, sitôt glissée entre les draps, sitôt seule. 

On se vouvoie. 

Et rien ne rend plus bel hommage à la complexité de nos êtres que ce pronom. Je dis vous, et ce sont les passés, futurs et présents de mon interlocuteur qui sont conviés, je dis vous à ses contradictions, à sa polysémie, à tous ses âges. Il me dit vous et je gagne en voix. 

Se vouvoyer ouvre la dimension du pluriel. 

On partage la même toxicomanie. La soif jamais étanchée de plaire. 

Car parfois, entre les «vous», il y a des «nous».

Nous sommes tous les deux altérés par le célibat, saoulés par nos propres idéaux, tannés au cuir par le frottement des corps qui ne sont pas tous célestes, loin s’en faut. Entre nous, on peut se le dire. Se l’écrire. 

J’ai pris la plume très tard, auprès d’une chandelle dont l’éclairage ne valait rien et le parfum cher, ne sachant comment les phrases débutées allaient se terminer – l’équivalent pour moi d’un saut en parachute. Direction incontrôlée, vitesse sans virtuosité stylistique, et une certaine peur de l’écrasement. 

Pourtant l’image qui me charme, imaginant mon correspondant penché sur la table, est celle d’un arbre fruitier qu’on brasse, et qui laisse tomber sur le papier ce que la nature a bien voulu donner, ces fruits-là, ce motif-ci, sans que l’intention humaine ne vienne fausser le résultat.

(Encore une fois, mes idéaux. Quelle parfaite franchise suis-je réellement en droit d’attendre des autres? Et quelle est la différence entre franchise et honnêteté? J’ai la vanité de me croire très franche ; or l’honnêteté m’apparaît d’un autre ordre. Hier, en regardant la Série mondiale, mon fils postulait qu’en réalité le baseball n’est pas un un sport mais une discipline. Et si, comme lui, j’envisageais l’honnêteté telle une  discipline ? Elle serait alors le fruit d’un entraînement et elle engagerait une intention consciente.) 

Il me faut sortir du lit, mordre dans la journée. 

Mais sachez, mon cher Darcy, que je vous ai lu, que je vous ai répondu, et que ma missive vous sera postée aujourd’hui même. 

Bien à vous, 

Mlle Bennett

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