Un chapitre de mon prochain roman


J’écris en ce moment un roman qui raconte la vingtaine estudiantine de Rosemarie. Je vous partage un chapitre qui doit se situer environ à la moitié du livre. Commentaires et encouragements sont les bienvenus.

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Titre provisoire : Méditer armés.

– Tu vois le quai là-bas? Tu pourrais l’atteindre. La portée va jusqu’à mille mètres. 

Je ne sais pas comment tenir ça, une arme. J’ai tendu les bras vers l’avant, paumes ouvertes, à la manière de la petite Rosemarie qui aidait son grand-père à rentrer du bois dans la cave. Karl a étendu une couverture en laine du pays sur un versant du toit. À cheval sur le faîte, il installe le trépied. 

Je ne tente pas de viser le quai, comme mon amoureux a l’air de me le proposer. N’importe quel geste risque de m’accabler d’amateurisme. Je pense au vieux dicton selon lequel le ridicule ne tue pas. Il prend à mes dépends un tout nouveau sens : la ridicule non plus. La seule fois où je suis allée à la pêche, au large de Cap-aux-Meules, j’ai vu les touristes français remplir avec allégresse leur glacière pendant que je me morfondais dans l’attente du maquereau qui allait daigner s’intéresser à mes appâts. Je dois être condamnée à la gibecière vide – je n’ajoute pas à la maladresse la prononciation à voix haute du mot gibecière devant Karl. Lui maîtrise les codes. En quarante-cinq heures de cours, pas une seule fois il n’a eu l’air hésitant, pris au dépourvu ou inconfortable. Son aisance à être lui-même me conquiert ; et pourtant j’agis de manière inverse. Je cherche à cacher ce qui me distingue, au premier chef mon trouble obsessif compulsif pour les trouvailles vocabulaires et les envolées lyriques. Qu’il soit chargé de cours à l’université ne signifie pas qu’il va en pincer pour une fille qui s’exprime comme si elle était sortie tout droit de La Chanson de Roland

On s’allonge sur le toit du camp de chasse – vu de la route, deux marionnettes de guingois dans des costumes bouffis. Ce ne sont même pas mes vêtements que je porte : la veste matelassée du papa de Karl, une tuque orange fluo d’origine inconnue qui traînait dans le pickup, aux relents de shampoing vaguement féminins. Marionnette ou poupée qu’on habille ; images qui en disent autant sur mon état d’esprit que sur la qualité de notre camouflage.  

Mais la carabine n’est pas en carton. La gravité le dément quand je la dépose sur le trépied. 

Karl s’installe derrière le canon. 

– La chasse, c’est un sport de précision. Tout passe par la respiration.  

Je l’écoute en disciple. 

– Si tu vides complètement tes poumons, ils sont impatients de se regonfler. Ma technique, c’est de faire une pause juste avant, quand il me reste, disons, dix pourcents d’air. C’est plus confortable.

On respire ensemble. Épaule contre épaule. Devant nous, l’horizon intouchable, la voûte céleste blancharde, tapissée intégralement d’un coton nuageux. C’est beaucoup de vide autour de nous, petites marionnettes postées sur un castelet fragile, et ce vide nous abandonne en périphérie du cosmos. On n’est rien, ça fait du bien. 

Dans ce rien, je sens mon Amour exploser. Un espèce d’éveil spirituel. Une Grâce.

L’envie de majuscules.

Me reviennent mes poèmes d’adolescente. Les aphorismes à l’eau de rose que je recopiais dans mon agenda. L’Amour, ce n’est pas se regarder dans les yeux, c’est regarder dans la même direction

Karl ne perd pas pied, lui.

– Tu restes le plus immobile possible. Si t’es patiente, tu vas atteindre le point où ça te dérangera plus, de ne pas bouger. Ton corps arrête de grouiller. Tes pensées ralentissent.
– C’est le principe de la méditation. 

Jadis, ma tante m’a initiée à la Méditation Transcendentale. Elle s’était elle-même formée auprès du Maharishi Mahesh Yogi au cours de nombreux séjours en Inde. À quatorze ans, elle me prescrivait quatorze minutes de pratique quotidienne de MT. J’allais en faire quinze minutes à quinze ans, seize à seize, et ainsi de suite jusqu’à vingt. Ensuite, la durée recommandée nous épinglait dans une éternelle vingtaine. 

On ne se rend pas à vingt minutes de silence, on reste à douze ans, selon la montre de mon amoureux, dont je vois le cadran numérique à son poignet. Il me dit que c’est à mon tour d’épauler. Je me décalque à sa place. Je colle mon arcade sourcilière au viseur. J’enligne l’échelle au bout du quai. 

Mon calme fout le camp. Mon coeur bat dans mes globes oculaires, au contact du viseur. Le corps de Karl se colle sur le mien, la lourdeur de son bras creuse mon dos, son visage est embusqué dans mon angle mort, à sept heures selon la position horloge, puisqu’on joue à l’armée. 

– Ralentis ton expiration. 

Sa présence survolte mon rythme cardiaque ; il ignore qu’il me demande de combattre l’effet qu’il a sur moi. 

– Veux-tu tirer pour vrai?

Je me plais à penser que j’aurais dit oui dans un autre espace-temps ; sur un champ de tir équipé de grandes cibles circulaires en papier ou dans un film avec les fameuses canettes de boisson gazeuse qu’un accessoiriste aurait disposées à hauteur des épaules devant nous. Ici, perchée sur le toit, toute balle tirée par moi titille des avenirs accidentels. Je vise un dindon sauvage, j’abats un Montérégien dans la soixantaine qui venait tout juste de tomber à la retraite, au terme d’une décennie à compter les jours qui l’en séparaient.  

Quand je me défile en disant non, non, non, Karl se moque de ma couardise pour ensuite m’annoncer qu’elle n’est pas chargée. 

– Ah bon, fiou, on fait semblant.
– Disons que c’est une initiation.  

Dans le même film avec les canettes, il aurait fait une pause pour abuser d’emphase sur sa réplique suivante. 

Je ne fais jamais semblant. 

Je roule sur le côté. Le contact de nos lèvres capture l’entièreté de mes sens. La grâce de l’infiniment grand s’exprime aussi par l’infiniment petit de nos terminaisons nerveuses. On s’agace, on se doigte, mais nos pantalons et nos bottes lacées se dressent en ultime frontière du furtivage. Je suis trop timide pour chuchoter une allusion salace à une autre arme de son arsenal, bel et bien chargée celle-là. Trop timide ou retenue par la voix de Fred, qui aurait trouvé cette situation d’un kétaine dégoulinant, à l’orée du honteux. Il m’aurait trouvée faible de succomber avec tant d’entrain au cliché du chasseur. 

Notre avant-midi sur le toit coule ainsi, à saute-mouton entre simulation de tir, spiritualité de marionnettes et véritable érotisme. 

Quand on finit par rentrer dans le chalet, ma température corporelle est celle d’une baudroie. Nos vêtements tombent au plancher plus vite qu’une outarde arrachée au ciel par balle – les analogies sont plus fortes que moi. La poésie de la chasse me pénètre. On gémit à trois, Karl, les springs et moi, jusqu’à l’orgasme choral sur le divan défoncé. 

Une volée d’oies passe.

– Serais-tu prête à t’enrôler pour défendre ton pays?
– Est-ce que j’aurais le droit de m’habiller avant?

Je ne lui arrache pas souvent un rire ; cette fois oui. Je caresse son avant-bras, son précieux avant-bras, lové au creux de mon cou comme un boa. 

Le prince des choses sérieuses s’envole sur la défense de nos valeurs, sur le recrutement des forces armées en panne, l’approvisionnement déficient et la faiblesse de notre État-major face à celui des États-Unis. Pour l’avoir observée en classe, je reconnais la prosodie des faits qui bientôt vont culminer en une règle ; les échanges économiques sont les meilleurs gardiens de la paix. 

– Et qui a été le premier à émettre cette théorie? 
– Keynes?

Je me suis trompée. C’est Adam Smith. 

Bon. Je détourne l’attention en me promenant les fesses à l’air jusqu’au comptoir où je mets en route un bouillon de poulet, dans une casserole sans anses et mal lavée que je dois rincer. 

Je pressentais que sa prochaine phrase allait débuter par : «tes amis». 

– Tes amis, est-ce qu’ils prendraient les armes pour défendre leur pays? S’ils veulent revenir en arrière et fermer les frontières, il faut s’attendre à plus de conflits. On a le choix : le commerce ou la guerre. 

– C’est hautement théorique. Et c’est une perspective à très long terme, non? 
– Pas tant que ça. Les entraves au commerce augmentent les frictions, tandis que les échanges augmentent l’interdépendance. Est-ce que c’est théorique? Je dirais que c’est un principe fondamental. L’apparition de la classe moyenne, ton confort, tes espadrilles, ma voiture, les tablettes des épiceries pleines de produits, nos services publics, tout notre mode de vie repose sur la richesse générée par les investissements internationaux. 

Je sens le besoin de me rhabiller à mesure qu’il développe son argumentaire. Fallait-il aujourd’hui que je porte mon vieux t-shirt Vuarnet, il en profite pour me prendre à parti. 

– Ta garde-robe, c’est le meilleur exemple de notre prospérité! 
– Mais dans ton dilemme-là, le commerce ou la guerre, l’environnement n’existe pas?

Il se lève à son tour pour enfiler son boxer et ses jeans. À croire qu’on se vêt pour se défendre. Qu’on soit tous les deux debout ne suffit pas à niveler le terrain. Je tente d’un menton altier d’établir cet arpentage subliminal attestant que je suis une interlocutrice à sa hauteur. 

Selon lui, tous les outils légaux nécessaires à la protection de l’environnement existent. Il me nomme des dispositions dont je n’ai jamais entendu parler, en décapsulant une bière qu’il boit à la bouteille – tant pis pour mon bouillon de poulet. Je lui oppose le cas des minières qui laissent derrière elles des sites tellement dégradés qu’il en coûte des milliards aux contribuables pour les décontaminer. Je suis outrée.

– La loi permet ça! 

On serait selon lui dans un régime réglementaire imparfait mais «suffisamment efficace». Certaines choses ne demandent pas notre intervention. Il cite l’exemple du pic pétrolier. Il y a un géologue, Hubbert, qui a émis un modèle prédictif de l’évolution de la production. Celle-ci se met à décroître quand il devient techniquement plus difficile, et donc plus cher, d’extraire le pétrole de la terre. Parallèlement, il arrivera un point où on ne découvrira plus de nouveaux gisements. 

– Hubbert avait prédit que le pic serait atteint dans les années soixante-dix et les courbes lui donnent absolument raison. La production mondiale baisse depuis ce temps-là. La rareté va tranquillement forcer les industriels à se tourner vers d’autres sources d’énergie. Cela va se faire naturellement.  
– Depuis les années soixante-dix? On est en l’an 2000. Je ne vois pas les constructeurs automobiles développer la voiture électrique à vitesse grand V. 
– Ça viendra, c’est inévitable. 

Je sens qu’il faudrait, pour revenir à la bonne entente, que je me range à ses arguments ; ne serait-ce qu’à un ou deux. J’imagine qu’il serait apaisant de me laisser glisser dans un bain chaud de certitude. Avec lui. Obscurément, il me promet que si je suis de son bord, je n’aurai plus à me battre, nous n’aurons plus qu’à nous défendre. 

Ce qui dialogue entre nous engage plusieurs systèmes ; un flirt de phéromones, un duel de matières grises, la cosmogonie des idéaux. 

En regardant mon nouveau chum partir le feu, je me dis : c’est lui. Avec personne d’autre je n’aurai une relation aussi omnipotentielle – envers et contre le fait que cet adjectif n’existe pas. Encore mieux, parce qu’il n’existe pas. 

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