C’est la question de la pièce de théâtre documentaire que je vais écrire quand Annabel Soutar et Porte-Parole vont tomber sur mon blogue.
J’irai collecter des témoignages des gagnants Lotto Max du coeur. Me vient en tête l’amie d’une amie qui est en couple depuis dix ans avec son premier match. Match le matin, date le lendemain, just joined, just gone. Une autre qui voulait juste « jouer à Tinder » un soir avec ses copines. Deux mois plus tard, quand elle est arrivée pour supprimer l’application, elle y a trouvé un message qui lui a plu. Ils sont maintenant les heureux propriétaires d’un chalet à St-Donat.
Je n’oublierai pas de parler à leur chum — car bien sûr, la pièce sera paritaire dans la représentation des points de vue. (Parenthèse dans une parenthèse, je me demande ce qu’il va arriver au concept de parité. Il érige en valeur l’équité entre deux genres, et deux genres seulement, conçus comme des ensembles fermés. Il doit être sur le petit bord du bannissement. À lire bientôt dans un article de Sophie Durocher que vous allez essayer de lire au McDo le plus près de chez-vous, dans un moment de fatigue/sobriété applicationnelle qui vous amène à bouder votre téléphone.)
Ce qui serait bien, si j’avais un gros module d’enquête pis un sous-sol d’église jampacked de serveurs climatisés aux tarifs préférentiels d’Hydro-Québec, ce serait d’étudier les profils de ceuses (nouveau pronom pan-inclusif) qui ont trouvé l’amour durable et de tracer des constats : ont-ils un niveau d’étude comparable? Le même nombre d’enfants ou de pas d’enfant ? Ont-ils mis dans une très forte proportion une photo en pied pour montrer l’ensemble de leur corps? — un conseil véridiquement reçu d’un homme qui n’avait pas le goût de tomber sur une femme plus grosse que son visage ne le prédit. Quoi répondre à ça? Continuer à ignorer la consigne en guise de protestation contre les fachos du corps parfait pour être une bonne personne ? Ou me plier à l’injonction de peur que mon corps soit mal extrapolé — la faute à mes joues de bébé — et m’y plier malgré que je me trouve dégueulasse d’ajouter la photo qui veut dire : tu peux tchéquer, je ne suis pas grosse. Ou plus précisément, je l’ai été assez longtemps pour ne pas être gênée de dire le mot mais ça a l’air que mon métabolisme a fini par trouver le bon bord.
Ce ne sera pas simple de sortir de la grossophobie, la gang.
Les commentaires sont-ils plus édifiants pour ce jeune homme paraplégique que j’ai vu défiler sur Tinder? J’ai hésité longtemps. Il avait l’air vraiment sympathique. Je l’ai liké par amitié, par admiration, pour pouvoir échanger avec lui sur ses expériences. Est-ce que les femmes se comportent bien avec toi? Dans mon incorrigible infatuation romanesque, je me voyais lui offrir mes services d’assistance sexuelle et trouver enfin l’activité altruiste à laquelle j’allais me vouer et dont je tirerais un récit qui se mériterait le sceau Coup de coeur Renaud-Bray. Il a brisé la glace avec un « bonjour ». Ce bonjour qui te met en pleine face qu’un être humain vit, respire et espère, derrière la vitrine de photos. Mais je voyais bien que mon intérêt était de nature journalistique et j’ai eu peur d’être une personne de plus à le blesser, à l’objectifier, alors j’ai tenté d’être moins blessante… en ne répondant pas — misère.
Revenons à mon scénario de théâtre documentaire. Il y a une hypothèse que je rêve de vérifier. Grâce à des programmes de reconnaissance faciale et d’analyse morphologique des photos, on verrait si des visages semblables favorisent la naissance du sentiment amoureux et sa durabilité. (Avez-vous remarqué? Que les personnes couplées ont souvent des traits ou une forme de visage similaires? Dans le cas d’une corrélation prouvée scientifiquement, il y aurait une belle avenue pour les personnes à l’estime corporelle fragilisée : ce n’est pas qu’il m’a trouvée laid.e, c’est que mon visage est trop dissemblable du sien.)
Évidemment, il y des filons d’enquête ralentis sinon carrément bloqués par les plateformes qui refusent de fournir des documents ou de dévoiler des données. Je me positionnerais en guerillera très junior du militantisme numérique naïvement remontée contre la forteresse inexpugnable des géants gafamiavéliques.
Et c’est là qu’on entre véritablement dans la démarche d’enquête. Que sait-on de l’impact des applications de rencontre sur nos comportements? Sur nos pratiques sexuelles, sur notre santé mentale, sur la circulation des ITS, sur la démographie des unions et du célibat?
Levez la main, ceuses qui pensent que les personnes qui fréquentent les applis ont plus de relations sexuelles que les autres célibataires?
Cette croyance est largement répandue et on ne compte plus le nombre d’articles catastrophés sur la question, dont celui-ci, un paragon du genre, paru dans Vanity Fair en 2015 : Tinder and the Dawn of the “Dating Apocalypse”. On y rencontre des jeunes manhattanites pleins de foutre et d’hormones* qui collectionnent les matchs et les one night. Une chercheure de l’Université de l’Indiana prétend qu’on assiste à la «deuxième révolution majeure dans l’histoire de la rencontre hétérosexuelle», après celle qui a découlé du passage du nomadisme à la sédentarité à l’ère néolithique — laissez-moi sourciller.
Depuis deux ans, je le constate : les applis ont créé une sous-culture. Il y a un ensemble de valeurs, de comportements et un langage propres à cette communauté. Y prédominent : la curiosité, la beauté, la performance, la croissance personnelle, la concision, l’érotisme et l’abus des acronymes de Myers-Briggs. S’y font rares : la sobriété, la patience, la poésie, l’écoute, l’engagement personnel, social et politique, l’intellectualisme…et le français de qualité, voire le français tout court, puisqu’une part considérable des francophones rédigent leur profil en anglais (le pourcentage exact pourra être dévoilé dans la pièce).
Il n’existe pas de meilleures illustrations du credo de Marshall McLuhan — « Le médium, c’est le message » — que les applications de rencontre. Le médium, c’est un catalogue, les utilisateurs deviennent des items, et le message, c’est que la rencontre amoureuse est un acte de consommation comme les autres.
Il est devenu plus qu’évident que la technologie influence nos prises de décision quotidiennes. Dans cet excellent article du Outline, «Apps are definitely changing our sexual behavior, we’re just not sure how», on nous prévient qu’on est plus susceptibles d’accepter une date pour le soir même quand la batterie de notre téléphone est basse!
Mais ce n’est peut-être pas l’Armageddon lubrique qu’on redoute, si on se fie à cette étude : How Tinder and the dating apps Are and are Not changing dating and mating in the U.S. Menée en 2017, elle révélait que plus de 80% des utilisateurs n’avaient eu aucune date au cours des douze derniers mois. Ainsi l’écrasante majorité des utilisateurs n’ont tout simplement rencontré personne.
Et ceux qui se rencontrent puis décident de former un couple n’établissent pas une relation moins solide ou durable que ceux qui se sont rencontrés dans le marché empirique des chasseurs-cueilleurs. Au contraire, ces derniers se marient même plus rapidement. L’étude pose l’hypothèse que l’abondance de partenaires évalués et la précision des critères de recherche pourrait leur donner une longueur d’avance sur le chemin de la certitude. On peut aussi penser que la volatilité ambiante les incite à chercher plus rapidement un engagement formel.
Et si vous pensez que les hommes en profitent plus que les femmes…Nope! On dénombre une moyenne de 2,4 partenaires sexuels dans la dernière année chez les hommes et 5,1 pour les femmes. Le double.
Les femmes gagnent beaucoup à rencontrer via les applis. La sécurité, l’agentivité, la permissivité. La prise de contrôle. Personnellement, et malgré les heures aussi nombreuses que détestables perdues à me créer des profils et à swiper, je me résigne à croire qu’il n’existe pas d’alternative aussi prometteuse pour trouver un.e partenaire, ami.e avec bénéfices ou futur époux.se. (2023, m’entends-tu? Je te passe une commande!)
J’emballerai la démarche documentaire dans mon histoire personnelle de dating pour établir une connivence un peu impudique avec le public, en insufflant beaucoup d’humour dans la visite guidée de la manufacture à rejet. Et à force de faire des entrevues avec du monde pour mon enquête, je finirai pas tomber sur THE ONE, un gars sensible, brillant et réciproque pis ce sera la finale du show.
Rideau.
Et Bonne année, les Majestés!
*Tiré d’un film américain doublé en argot qui passait à TVA…mais lequel? Point Break, me semble?