Il se passe tellement d’affaires dans mon coeur que je ne fais que tourner autour du pot. J’écris sur les articles que j’ai lus, sur la saga des vaches de St-Sévère, j’écris du fleur bleue, du fudge, du fromagé.
Je médite cette déclaration d’une amie : Les filles sont solidaires dans le malheur et compétitives dans le bonheur.
Le malheur nous lie.
Le malheur se lit.
Mais le bonheur — ou juste ce qui voudrait y ressembler — on fait quoi avec ça?
***
Les vaches ensauvagées sont de retour à l’étable.
C’est la fin d’un poème.
La liberté redevient une marque de yogourt.
J’aime l’allégorie de ce troupeau de femelles libérées délivrées, se laissant pousser le poil dans le fond des bois, forcément mues par des instincts fantômes dont elles n’avaient jamais perçu la petite voix reptilienne avant.
On ne dit jamais comment elles se sont évadées.
(Pourquoi, ce serait présomptueux d’essayer. La psyché bovine doit avoir des raisons que la psyché bovine des humains ignore.
Et sous l’effet de quel charme? Les instincts sauvages des papies et mamies aurochs ont été dissouts par des siècles de sélection génétique — une homéopathie du caractère après laquelle il ne reste peut-être plus qu’une unique et singulière neurone encore volontaire à affronter les grands vents le ventre vide.)
C’est souvent l’affaire d’une clôture brisée, s’entend. Mais parfois non. Parfois, on ne trouve aucun bris et on se résoud à croire qu’elles savent rouler leur gros ventre si magnifiquement rond sous un fil électrique ou le sauter manière hippique avec leurs pattes souples comme des deux par quatre.
Ça arrive de temps en temps.
Tu regardes Commando que t’as enregistré sur VHS et pendant qu’Arnold dévalise le magasin d’armes avec sa copine-in-the-making — dans deux minutes, elle va le rescaper d’un fourgon policier en tirant du bazooka — tu vois passer par la fenêtre une génisse folle comme un balai en train de cabrioler entre les deux pommiers presque centenaires à côté de la maison.
Tu fais Pause, tu le dis à ton père, à ton frère, et ils vont sortir en trombe pour la forcer à rentrer au bercail. Si les fugitives sont quatre, cinq, six, il faut parfois accrocher ton grand-père ou un employé au projet, et s’ensuit une danse de la capture que bien des humains ont dansé, immémoriale et pourtant, apprise. C’est une ronde, menée avec quelques mots, une confrérie, une initiation.
De cette corrida sans décorum, j’ai toujours été la spectatrice amusée.
Une fois, c’est arrivé à trois heures du matin quand je revenais de veiller.
Une beauté du muet, en noir et blanc, paissait quiétement dans le gazon devant la maison, à peine distraite par les phares de la Civic qui venaient de révéler son forfait. Elle marchait lentement mais broutait goulument. À la regarder, j’essayais de goûter la fraîcheur de l’herbe, son amertume, et le sucre délicat des fleurs de trèfle à travers. Peine perdue. Le Dieu Créateur ne m’ayant pas dotée de trois estomacs, c’est la frite au ketchup qui ensalivait ma soirée.
Je me rappelle que je portais une robe parce que la robe est arrivée tard dans mon développement vestimentaire et que ce soir-là, je portais la robe première. La noire avec des fleurs immenses, au décolleté parfait, que j’avais dégotée dans une friperie dans Saint-Roch et que pouvais porter avec mes Dr Martens.
Tout le monde dort, indeed.
Me prend l’envie d’être cette fille-là, qui est capable de faire rentrer un gros animal égaré, en robe, à trois heures du matin.
De grandes choses, oui je peux faire de grandes choses.
J’avance doucement.
Hé belle fille. Toi aussi, t’avais le goût de faire la fête ce soir. As-tu fini ton snack? Là, c’est l’heure de rentrer.
Elle me regarde à travers ses longs cils d’écervelée — dans le spectre de l’intelligence animale, les vaches sont les gentilles cloches.
Je fais un grand cercle pour l’approcher en marchant dans la direction que je souhaite lui imposer. J’ai la confiance du palefrenier qui va passer le licou à sa vieille jument. Pourtant elle m’évite, et garde de la distance entre nous, une distance incompressible, comme celle entre deux aimants du même pôle.
La belle C-14 vogue sa caravelle, de plus en plus loin du pré d’où elle s’est échappée et du casse-pattes qu’il faut traverser pour y retourner. C’est certain qu’avec un nom de même, c’est pas très invitant. Mais le pire, ce n’est pas le nom du casse-pattes, ce sont les images — la menace — qu’envoient les tuyaux de métal savamment espacés pour soutenir le passage des roues et des pneus et dissuader les êtres vivants dotés de quatre membres dont deux hors champ de vision.
Je me rappelle avoir vu des vaches forcées de le traverser, la panique les faisant voler au-dessus du casse-pattes. Je ne saurais l’expliquer, elles ne portent plus à terre, elles surfent sur le vide.
Le petit bal musette s’étire et je n’arrive à rien. Plus ça va, plus C-14 pousse sa luck vers le chemin. Elle va se faire frapper.
C’est comme ça qu’en moins de cinq minutes, j’ai échoué ma qualif de bergère.
Je vais réveiller mon frère au sous-sol.
Tout raide encore, il sort en jeans et en t-shirt.
-Si elle va vers toi, tu la bloques.
Mon rôle c’est de me mettre en travers du chemin de la vache pour qu’elle dévie et qu’elle dévie dans la bonne direction. Et oh surprise, ce n’est pas vers le casse-pattes finalement. Mon frère ouvre simplement une section de la clôture électrique que je ne connaissais pas, un peu dépassé le garage. C’est pas mal moins jackass pour la vache.
Max arrive à l’éloigner de la route. C’est là que, imprévisible, elle bifurque et me fonce dessus. J’étire mes bras le plus grand possible de chaque côté de mon corps. Je veux être un roc. Mais ma volonté ne fait pas le poids devant cette charge de 748 kilos! La peur de me faire défoncer les côtes me fait bondir en émettant un petit cri disqualifiant.
C-14 poursuit sa course, mon frère après elle.
Il faut la voir trotter, ses foulées qui tournent carré, sa non-fluidité de robot, et la seule partie souple de son corps se balançant entre ses pattes arrière : son gros pie gonflé et blanc — qui pour moi doit rivaliser d’inconfort avec une paire de testicules.
Finalement, c’est Max qui fait tout le boulot tout seul en couvrant tous les angles en même temps, sous mes yeux admiratifs et stupéfaits.
En dix minutes, C-14 est rentrée au pré, et son post-trauma ne durera que le temps pour son coeur de retrouver le tempo de la langueur.
-Je viens de couler mon test de bergère hein? … mais j’ai peut-être des chances pour torero?
Quelque part dans ma tête, ça s’est joué ce soir-là.
C’est mon frère, le digne héritier du troupeau.
Moi, j’observe et je fais des blagues.