Comme lumière, y’a juste ma voiture qui éclaire la rue De Gaspé plongée dans le noir. Même sur les hautes, je n’ai jamais conduit une voiture aussi mal éclairante que ma bonne vieille Sebring avec sa pudeur en lumens, son avarice en photons ou son boquage au niveau du pied chandelle.
J’évite de justesse les graffignes d’un immense banc de corail noir à moitié sur la voie en tournant sur Faillon. Une branche grosse comme un arbre. Un barbeau. Un animal échoué. Un anévrisme.
Une panne d’électricité monstre brise la normalité. Je n’ai jamais vu la ville aussi ténébreuse.
Les feux de circulation sont hors-circuit. Je fais juste un stop.
Je passe devant une petite grappe de lumières allumées. Oh, ici, ils en ont.
Moi aussi, j’en ai.
J’ai demandé aux enfants pour la huitième fois s’ils voulaient venir dormir chez-moi, au chaud, mais non. Ils sont rentrés avec leur père dans l’appartement, engloutis.
Je ne le prends pas personnel — mais oui un peu.
Serait-ce une stricte obédience à l’horaire de garde ou le préambule à une partie de cartes à la chandelle dont je serai exclue?
Demain, ils vont venir.
J’ai Internet à la maison.
***
Comme avec la pandémie, on pourrait tellement profiter de ça pour repartir nos sociétés sous un autre nom.
Je rêve de pannes électriques qui jettent dans l’oubli les cosmétiques et les miroirs, je rêve que les intelligences artificielle ont l’intelligence de réclamer le suicide assisté, je rêve d’une pénurie mondiale de pétrole qui fasse crouler de rire les Mormons et les Amish, qu’on projette La petite maison dans la prairie par les soirs d’été au Parc Pélican, que les avions quittent le ciel pour devenir des modules de jeux.
Allez, chevaux pour tout le monde!
En attendant, je suis dans une auberge chic de quelque part chic.
Dans le grand lobby nous accueille un lynx naturalisé dans une cage en verre. ( On ne dit plus ça, empaillés, les amis. On dit naturalisés. Comme si ces tableaux avaient quelque chose à voir avec la nature. C’est absurde quand on y pense. La taxidermie travaille à rebrousse-nature, à contre-mort. Et le résultat, l’animal rendu éternel, n’arpentera plus jamais d’autre champ que le champ culturel. À ce trouble s’en ajoute un autre. Naturalisés, c’est aussi ce qu’on dit des nouveaux arrivants qui obtiennent leur citoyenneté canadienne. Troublante polysémie, non? )
J’ai le temps de penser à tout ça, il y a pas mal d’attente pour le check-in. Mon bel animal a réservé une suite. Je n’ose pas chiffrer le prix des nuitées.
On sera ici soixante-douze heures.
Soixante-douze heures, c’est exactement le temps qu’on recommande de prévoir sur le site “Préparez-vous” du gouvernement du Canada pour monter sa trousse d’urgence.
Dans une situation d’urgence, vous aurez besoin de certains articles essentiels. Vous devrez peut-être vous débrouiller sans source d’énergie ni eau courante. Préparez-vous à être autosuffisant pendant au moins 72 heures.
On peut consulter une liste d’articles à se procurer. Ça va de l’eau (deux litres d’eau par jour par personne minimum) à la lampe de poche à manivelle et au sifflet, de l’argent comptant en petites coupures (beaucoup, jusqu’à trois semaines de dépenses) aux provisions de médicaments sous ordonnance (qu’on aura le bonheur de devoir renouveler chaque année pour ne pas qu’ils périment).
Le gouvernement propose aussi d’avoir en tout temps une trousse d’urgence dans la voiture (contenant “un couteau pour couper la ceinture de sécurité”) et d’élaborer un plan d’urgence avec nos proches.
Les membres de votre famille ne se trouveront peut-être pas au même endroit lorsqu’une urgence surviendra. Prévoyez une façon de vous retrouver ou de communiquer les uns avec les autres et discutez de ce que vous feriez dans différentes situations.
J’ai la conviction intime que cela va arriver un jour.
Un jour où je ne serai pas prête.
Parce que je vis dans le plus éblouissant déni de l’apocalypse lente qui s’avance.
On la prévoyait fulgurante, bruyante, anéantissante, spectaculaire.
Elle est sournoise, polymorphe, rampante, aussi irrépressible que la Cosa Nostra.
Sur les murs de la suite, il y a des sérigraphies de Riopelle. Les trois immenses fresques de l’hommage à Rosa Luxembourg.
Le foyer chauffe aux buchettes écologiques.
Dans une heure, je vais aller au centre aquatique enfiler les activités aux humidités variables sur un joli collier de plaisance pascale : piscine, sauna, bain froid, spa, rameur, et back to spa.
Le déni n’a jamais été aussi relaxant.
J’ai au moins eu la gentillesse de laisser la maison à mon ex. Ça doit lui faire drôle de se retrouver dans son ex-lit, son ex-cuisine, son ex-vie. Les enfants doivent être contents de retrouver la Connexion (le nouveau Christ) . On n’a plus le Carême qu’on avait.
Et puis cette pensée : quand il va arriver, le bris de normalité, qui va venir se réfugier au chalet avec moi? Mes enfants, c’est certain, mais leur père? Et où vont aller mon bel animal et ses enfants?
Le gouvernement ne semble pas avoir prévu le Plan d’urgence pour familles récemment recomposées.