Quel fruit es-tu?

Ma copine est Pastèque — c’est pas de sa faute, elle est française. Sinon elle aurait été Melon d’eau. 

Sur l’appli de rencontre Fruitz, ça veut dire que tu cherches un «plan cul». J’apprends que «plan cul» et «coup d’un soir» ne veulent pas dire la même affaire, je croyais. Pour le coup d’un soir, va te cueillir une Pêche.

Ce vocabulaire franchouillard me rappelle la fois où j’ai daté un Français. On a parlé de jeux vidéo et de menuiserie toute la soirée. Il en était à sa troisième table fabriquée dans la salle à manger de son condo. Ma bière s’est mise à goûter râpeuse. J’imaginais les symptômes et les effets d’une lente asphyxie par brin de scie. — Commentaire inutile à m’envoyer : on dit bran de scie. Je fais fi. 

J’ai pu alimenter la discussion avec mon fantasme de toutte sacrer là pour faire l’école du meuble et passer mes journées à respirer de l’essence de merisier. Sinon, je me suis bien rendue compte qu’après quinze ans ici, ce Nicolas ne connaissait rien de la culture québécoise, mais RIEN. (Le lendemain, j’ai eu cette révélation fondamentale et parfaitement discriminatoire: si tu ne sais pas qui est Louis-José Houde, ça ne pourra jamais marcher.)

Retour à Fruitz. Clairement, je serais Cerise, la romantique. L’icône montre deux cerises attachés à la même queue — insérer votre blague —, au risque de trigger les dépendants affectifs et les joueurs de vidéopoker. C’est suffisant pour que je ne m’inscrive jamais sur cette plateforme. Je ressens une gêne à admettre que je cherche le Grand Amour sur les applis. C’est trop fleur bleue — l’équivalent de porter une jupe longue dans un show de Rage Against The Machine. 

Et est-ce même possible de trouver l’amour sur une appli? qu’il soit Grand, Moyen ou Petit? J’ai toujours eu l’impression que les conditions d’apparition de Cupidon étaient “sketch”.

Ma question contient en elle-même sa propre faillite méthodologique. D’abord, la majorité de mes données proviennent de la bouche de quelqu’un autour de moi. Elles ne sont pas représentatives ni stochastiques. Elles sont qualitatives et anecdotiques. Pour obtenir des données quantitatives et compilées, les journalistes et les chercheurs doivent rivaliser de persuasion auprès des plateformes. Les techs ne sont pas chaudes chaudes à l’idée qu’on compare leur promesse avec les résultats. 

Et puis, il y a une imprécision dans un terme : c’est quoi l’amour, hein? Quelle est la variable principale? La durée?

Criquet, criquet.

À force de chercher à comprendre, je suis tombée sur Marie Bergstrom. Sociologue suédoise établie en France, elle travaille sur les pratiques de dating depuis plus de quinze ans. Sa conférence Les nouvelles lois de l’amour est un résumé parfait de l’histoire des applis de rencontre et de leurs effets (fantasmés ou réels) dans nos vies. Pour son analyse, elle a réalisé des entrevues avec des usagers et obtenu des données anonymisées auprès de certaines plateformes.

Ce qui apparaît clairement pour Bergstrom, c’est que les applis créent une «privatisation» des conditions de rencontre, dans un lieu et un temps complètement coupés de nos cercles sociaux, travail, famille, amis. 

C’est inédit ; dans le secret de ma chambre, de mes couvertes, de mes désirs, je peux approcher qui je veux. Personne autour de moi pour juger si ce gars-là est dans ma ligue ou non, ou si ça se fait de passer la soirée à flirter avec l’ex de ma cousine à la fête de son frère. «Les histoires sur les applications ne font pas d’histoires», dit Bergstrom.

Et ce qui a été une révélation pour moi : affranchie du regard des autres, j’ai beaucoup de plaisir à flirter! La séductrice en moi n’avait jamais eu l’impudeur de se donner en spectacle. Cruiser à l’école, au travail, au gym, je n’ai jamais fait ça. Je n’avais pas assez confiance dans mon apparence pour faire ça au grand jour. Les autres allaient penser : pauvre elle, ça ne marchera pas, son affaire. (Majesté, penses-tu que c’est la même gêne qui fait de toi une blogueuse anonyme? Je ne sais pas de quoi vous voulez parler.) 

Tandis que sur les applications, c’est ça, le jeu. Si on est là, c’est pour se séduire. 

Ça explique aussi pourquoi les relations évoluent plus rapidement vers la sexualité. Si tu développes un crush avec un collègue, c’est rare que tu atterrisses dans son lit en quelques jours, ou même en quelques semaines. Les freins sociaux sont nombreux. Avec les applications, il y a moins d’incertitudes sur la nature de la relation et moins de ressacs. 

Bergstrom évoque différentes conceptions de la sexualité. Celle qui permet le sexe après l’union et dont le but est de fonder une famille. D’autres rites font de l’acte sexuel le sceau de l’union — pensons à la “consommation du mariage” pendant la nuit de noces. Ou plus simplement, on devient un couple au moment où on fait l’amour ensemble. 

Ce qui prend de l’ampleur actuellement, c’est que les pratiques sexuelles se libéralisent (plusieurs modèles de fréquentation sont possibles) et on les intériorise (je sais ce qui est bon pour moi et cela ne regarde que moi). Cela fait que le sexe ne mène plus nécessairement à une union. 

Les découragés de la vie s’en prennent souvent au volume, au nombre infini de partenaires possibles, et croient que cette surabondance diminue notre capacité à nous engager. Sur cette idée reçue, il n’existe pas de consensus.

La dimension «jardin secret» des applis, c’est ce qui m’a permis de tenir le coup depuis trois ans à vadrouiller des profils de mecs. Il y a de l’usure, du fake, du rejet, du découragement et des bas très bas. Mais il y a aussi une revanche. Les applications de rencontre sont un safe space pour les personnes dont la sexualité est stigmatisée, contrôlée, normée. Les personnes gaies ont été les premières à utiliser abondamment les applis. Parce que la société ne voyait pas l’homosexualité d’un bon oeil. Ça s’applique aussi…aux femmes. Une femme ne peut pas multiplier les aventures de manière notoire. Sa respectabilité exige une forme de retenue sexuelle, de «pureté» — et c’est la seconde raison pour laquelle je suis une blogueuse anonyme. Je n’ai pas envie que mes collègues, ma famille ou Hatebook puissent juger de ma vie sexuelle. 

Ça me rappelle la fois où j’ai eu une deuxième date avec un mec et qu’il m’a dit : «moi je ne serai jamais en couple avec une femme qui a couché avec moi le premier soir.» On avait couché ensemble la fois d’avant. #fail.

Ah oui, il était Français lui aussi. Ça fait deux.

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