2024 sera pas plate

Dimanche soir, je serai seule. Je suis persuadée que mon manuscrit sera terminé, prêt pour la remise du lundi matin à 9 h. J’ai mis au frigo la mini bouteille de champagne POP — populaire. La mastika achetée en Grèce attend son heure elle aussi. 

Je me suis inventé un cérémonial pour célébrer le point final. Apéro bulles auprès du sapin. Dancing with myself. Sushis. Puis le digestif, hautement symbolique. 

Je vais verser les quelques onces qui restent de mastika à parts égales dans deux verres à shooters, selon une coutume de boisson apprise de ma copine slovaque. Après avoir calé le premier, tu dois t’en verser un deuxième et trinquer «pour l’autre jambe». Boire un nombre pair de shooters, c’est la garantie que tu seras capable de rentrer à la maison sur tes deux pieds à la fin de la soirée. 

Pour moi, ça voudra dire atterrir saine et sauve après être partie sur une grosse balloune qui a fait pas mal de sparages en déssoufflant. Retrouver mon état initial, joviale et indépendante de coeur, heureuse d’orbiter autour de mes enfants, mes deux vivants encore un peu neufs, mes arpenteurs de la poussée de croissance ; revenir à mon port d’attache. Avec une histoire dans les mains, imprimée sur deux cents cinquante pages.  

J’imagine la fierté et la puissance qui vont m’animer. Écrire un roman et le voir publier, c’est le seul rêve que j’ai jamais eu. J’ai plein d’envies, d’idées, de flashs, de projets branlants, suspendus sur un slack line de hippies ou sur une corde à linge métaphoriques, en train de battre au vent — de sécher —, mais pas de rêves. 

Je cherche dans le dictionnaire la définition du rêve qui n’est pas le processus psychique ou neurologique qui se produit quand on dort. Le rêve «objectif de vie». Cette utilisation du terme ne figure pas dans l’édition du Petit Robert 1990. 

Construction de l’imagination à l’état de veille, pensée qui cherche à échapper aux contraintes du réel. 

Illusion, fantasme, une pensée trop belle pour se réaliser. 

Petit Robert 90 n’avait pas prévu la venue d’un culte de la réalisation des rêves en tant que programme politique personnel. Il semble ignorer le concept de bucket list. Grand bien lui fasse, et moi pareille. J’haïs cette affaire-là et je ne serais pas surprise en psychothérapie de découvrir que c’est par simple peur de l’échec. Ou par esprit d’opposition. 

Je n’avais donc qu’un seul item sur ma liste. Être écrivain. (Au masculin, bien sûr, car il l’emporte — et parce que dans écrivaine, je n’entendais, et n’entends toujours, que le mot vaine. Alors qu’étrangement je n’entends pas vain dans écrivain.) Un seul item et je l’ai barré. Je ne suis pas assez solitaire, je n’ai pas le souffle, pas la ténacité, pas le temps, et surtout aucune imagination — « j’ai pas ça ». 

Avec des pelletés de mots, sous le poids de la défaite, j’ai enterré mon rêve, vivant, dans un cercueil au tréfonds de ma conscience, où il a fini par asphyxier dans le noir comme l’Homme qui voulait savoir

Seule fleurissait sur sa tombe la doucereuse jalousie qui m’attaquait quand je lisais d’excellents romans écrits par d’autres, eux, les écrivains full patch. 

C’était donc la première chose que j’allais célébrer, en levant au plafond ma coupe de champagne populaire : la matérialisation de mon rêve zombie, ressuscité. 

La seconde, avec les deux shooters de mastika, c’était l’ironie. 

2023 remporte la palme de l’année la plus rocambolesque de mon existence. Celle où une passion amoureuse intersidérale m’a menée au plus sidérant naufrage. Avoir été si cruellement réduite et évaporée, pour ensuite bouillir et embaumer. Avoir sacrifié mon habitude d’écrire en offrant à un homme ma totale disponibilité, pour retrouver ma muse encore plus forte aujourd’hui, quand chaque matin elle m’ouvre les bras pour qu’on regarde ensemble l’aube s’installer dans la chambre, jusqu’au moment où le jour neutralise la lueur bleutée de l’écran du lap top. 

Mon alcool grec ne goûte plus que ça, l’ironie créatrice. Je prendrais un bain de mastika pour célébrer la remise du manuscrit si elle se vendait en baril plutôt qu’en bouteille. 

Sauf que le cérémonial n’a pas eu lieu. 

Le dimanche attendu, la veille de l’échéance, j’ai imprimé le manuscrit pour faire une dernière lecture avant l’envoi en révision linguistique. Vous allez trouver ça bizarre mais je ne l’avais jamais lu de la première à la dernière page. Les chapitres ont été écrits dans le désordre, et les trames travaillées en parallèle. J’ai commencé au café du coin, avec un bon latté à l’avoine et une grosse pâtisserie sale. Une page après l’autre, en suivant le fil, je découvrais l’histoire que j’ai écrite. Et plus j’avançais, plus j’avais mal au ventre. Cadence cardiaque accélérée, sensation d’avoir les tempes inflammées, mes mains se portant à ma poitrine constamment. 

J’ai terminé la lecture chez-moi, réfugiée auprès du sapin, devant sa constellation multicolore et son pied dégarni, sans cadeaux, parce que j’ai eu zéro minute pour magasiner tant que le manuscrit n’était pas achevé. 

Au lieu des sentiments de plénitude et d’accomplissement que j’avais espérés, j’ai subi une attaque de drones anti-réjouissance : c’était l’angoisse. J’étais pu game de publier mon roman. Pu game pantoute. C’est quoi l’idée de sortir toute nue? Pourquoi une autofiction, maudite épaisse qui n’a pas d’imagination? Ai-je assez fictionnalisé l’intrigue, les faits, les lieux, les personnages? J’étais rendue à vouloir tout récrire, tout changer. 

Trop tard. 

Le temps est écoulé. 

J’ai sprinté les derniers milles paniquée, convaincue de saboter ma vie. 

Si on peut compter sur un jour de la semaine pour nous faire brutalement redescendre sur Terre, c’est bien le lundi. Mon éditrice a adoré la VF, on a dénoué les derniers maux de ventre, et à un certain moment j’ai pris la décision, ferme, claire, de ne pas affaiblir mon histoire avec mille entorses et précautions. 

Ne pas laisser mes peurs manier l’efface. 

Assumer. 

Parce que c’est réellement une fiction

Écrire un roman, c’est passer le réel à la moulinette, et deux fois plutôt qu’une. 

D’abord, l’histoire se raconte à travers la voix d’une seule personne (l’auteur ou l’autrice) qui accepte de revêtir les habits d’un personnage (le narrateur ou la narratrice) et de se mouler à son originalité et à ses limitations — ni l’un ni l’autre ne prétend connaître ni représenter fidèlement les points de vue des autres, ils ne sont pas tenus de le faire, libres de toute prétention journalistique, documentaire, empirique ou déontologique. C’est la moulinette du forcément biaisé, du nécessairement partial.

L’autre mystification opérée par le roman relève de la mise en scène. Appuyer sur un mot plutôt qu’un autre, sélectionner cet accessoire-ci plutôt que celui-là, éclairer à un endroit et pas ailleurs, construire les décors, dessiner les masques et les costumes, en orchestrant ces éléments en fonction d’un rythme, pour créer l’intensification graduelle des enjeux et des émotions.

Bref. Une autofiction est une fiction comme les autres. 

C’est que je retiens de mon premier boot camp. 

Dans la porte de mon frigo, le champagne continue d’alerter mes sens avec son rose pimpant et ses brillants ; attention whore en pénitence entre la pinte de lait et le ketchup. La mastika règne toujours sur Las Vegas — c’est le petit nom qu’on donne, les enfants et moi, à l’armoire au-dessus du micro-ondes où sont rangés les bonbons, l’alcool, les chips, les biscuits et les mélanges de noix chers.

Bientôt, il y aura certainement une soirée où je vais «le sentir», le bienheureux sentiment de plénitude que je souhaite célébrer, seule, debout, et alors je sortirai ma coupe de champagne et mes deux shooters. Peut-être quand je tiendrai un exemplaire du livre pour la première fois entre mes mains. On verra.  

Mais il y aura aussi, au printemps, un lancement où tous.tes les majesté.e.s seront convié.e.s pour célébrer les sauts dans le vide et les trains d’atterrissage. 

Non, 2024 sera pas plate. 

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