Mon nouvel ami dit qu’il veut me montrer quelque chose.
Ça doit faire dix minutes qu’on parle, pas plus. J’évalue la durée de notre conversation à la présence du bol de chips dans mes mains. Un bol en plastique vert fluo. Des Ruffles nature. Il y a des limites à converser avec une effluve d’huile saturée sous le nez. Ce n’est qu’au moment où il m’invite à le suivre que je dépose mon arme de socialisation massive à moitié vide sur une chaise.
Je suis arrivée au party avec ma copine Martina. Je me doutais qu’elle allait se fondre dans la fête, puisque l’hôte de la soirée était JoHn. Le Casanova des noeuds – il donne des cours d’escalade et il travaille à la Cordée – allait la présenter à tout le monde, et le petit fling de jalousie que je ressentais était prêt à prendre tous ses gestes en grippe. Surtout sa manière de la présenter en ajoutant «ma blonde slovène» – quelqu’un allait finir par l’appeler Slovène, je pouvais mettre ma main au feu – ou encore «ma nouvelle blonde slovène» et alors Martina avait l’air d’une déléguée succédant à une autre déléguée. Je le voyais la téléguider d’un groupe à l’autre en lui tenant les épaules par-derrière et ça ne faisait que rendre encore plus évidente la transformation de mon amie en marionnette. Ou en trophée.
Martina délivre à chacun son sourire de Julia Roberts, le timide éclatant, l’irrésistible, le quantique, celui qui fait d’elle une observatrice capable d’influencer par son unique présence l’objet observé. Elle n’a pas besoin du tapis que JoHn lui déroule sous ses pieds.
Seule à poireauter, je me rabats sur mon bon vieux truc : le bol de chips. Tu empoignes le bol de croustilles le plus débordant, le plus tentant, et tu te présentes auprès de chaque groupe de convives en offrant une bouchée, aussi élégante et altière que si tu leur présentais des blinis au caviar ou des huîtres Rockefeller.
Je débute ma tournée par les amis du secondaire de JoHn, ceux que j’ai croisés au Café Chaos il y a deux semaines. Les trois échalas accaparent les meilleures places, calés dans les sofas d’extérieur sur le patio. J’entends, à mesure que j’approche, qu’ils sont déjà bien occupés à émettre des jugements, à attribuer des destins aux femmes qui leur sont proches ou lointaines, copines, professeures, actrices ou chanteuses. Kill, Mary, Fuck. Ils en sont à marier Julie Masse et à tuer Sinead O’Connor. Je fais demi-tour en devinant que si je leur adresse la parole, je vais me faire attribuer une peine dès que j’aurai le dos tourné.
Je suis encore trop gênée pour m’approcher des Blood Sisters. Les trois filles près du cabanon font partie d’un collectif qui produit un fanzine dédié aux menstruations. Je n’arrive pas à décider si je trouve l’intention grandiose ou trash. La seule fois où j’ai feuilleté un exemplaire, je suis tombée sur un article qui faisait la promotion du flux instinctif libre. Apparemment, certaines femmes n’utiliseraient ni tampon ni serviette ; elles arriveraient à évacuer le sang menstruel uniquement dans la cuvette. Je n’y crois pas une seule seconde. À moins de vivre dans une cellule de détention et de n’avoir aucune allées et venues. Dans mes calculs, il ne s’agit pas d’un bon rapport entre privation et libération. Le fanzine faisait aussi le portrait d’une artiste américaine qui défendait le free bleeding. Le laisser couler. La fourche sanglante assumée. Attitude « Regardez-moi dans les yeux ». Le geste me terrifie, la défiance me plaît. N’en demeure pas moins que ça finit par profiter aux vendeurs de bobettes et à ceux qui souhaitent que les femmes se consacrent à la lessive. Vous ne me verrez pas sur ce front-là.
En plus d’être sceptique sur la politicisation des règles, je suis intimidée par le look Nouvelle Vague des Blood Sisters – l’une a l’air de Kim Novak avec ses cheveux coupés très courts, à la garçonne, et l’autre porte des guiches aux tempes comme Anna Karina –, et toutes le deux ont divorcé d’avec leur soutien-gorge. Clairement les personnes les plus intrigantes du parterre. Pas mal plus que les mastodontes de l’équipe de football de l’université en tout cas. Je me promets de revenir vers Kim et Anna tout à l’heure.
Mon premier interlocuteur est le grand chamane psychédélique qui déambule avec ses cheveux longs et sa chemise ouverte.
– En échange des chips, est-ce que tu me montres ce que t’as dans ta sacoche?
Champignons magiques, beedies, carnets de notes, crayons de couleurs. Le gars dessine vraiment bien. Il me montre ses personnages inspirés des chansons de Jean Leloup. Je l’encourage à les envoyer à la compagnie de disque (on est en 1999, je ne dis pas encore label ou producteur) et il s’emballe, s’illumine, se met à me cuisiner :
– Tu crois vraiment que ça pourrait être la pochette d’un album? Lequel je devrais envoyer? Celui-ci ou celui-là?
En réalité, j’imaginais juste un Leloup ravi de voir qu’il inspire ses fans ; je ne veux pas tuer le bébé ambition que je viens de voir naître. Je lui dis d’envoyer les deux, puis je fais semblant d’écouter ma petite voix de prédicatrice de la croustille qui m’entraîne vers d’autres pécheurs en boisson. Le Corps du Christ.
Évidemment, mon bol et moi, on alune sur une planète football. Ils sont trois, ils se présentent, Julien, Davy, et Marc, on parle de leur position dans l’équipe, défense, tight end, wide receiver – je ne connais que les quarts arrière, la poule et Joe Montana. Celui avec les lunettes continue à m’expliquer le jeu pendant que ses amis pèlerinent vers la glacière. Il me raconte que plusieurs stratégies ressemblent à celles qu’on emploie aux échecs. Les lignes de défense. Protéger le Roi. Et que les escouades anti-émeute de la police s’inspirent des mêmes tactiques. Ah! Voilà le lien des footballeurs avec JoHn. A-t-il derrière la tête de les inviter aux prochaines manifs? Ont-il suivi les cours de désobéissance civile? C’est là qu’il me dit : « viens, j’ai quelque chose à te montrer. »
Je mets mes questions et les chips sur pause en le suivant vers le fond de la cour, derrière le bâtiment qui abrite la piscine intérieure. Il me raconte qu’une fois, il a aidé JoHn à peindre le réservoir de la piscine. Peindre ou appliquer un enduit imperméable spécial dans la fosse, enfin, l’important c’est que JoHn et lui ont eu un buzz. Comme s’ils avaient sniffé de l’essence ou de la colle. Je le crois, je ris en exagérant un « pour vrai ?» qui trahit mon admiration de fille timorée. Il surenchère en disant que c’est la fois où il a le plus ri de sa vie. Et qu’il ne peut pas certifier de la qualité de travail effectué « dans le creux ».
J’entends la chanson de Planet Smashers s’éloigner tranquillement, puis disparaître sans réaliser que c’est nous qui nous éloignons de la fête et des hauts-parleurs qui ont été sortis dehors et déposés sur le drive way.
-Je pense que je le sais, ce que tu veux me montrer.
Mon nouvel ami se retourne et j’ai à peine le temps de me demander : lui, est-ce que c’est Marc ? que je vois son visage s’approcher du mien. Il m’entoure de ses bras, sa bouche s’empare de ma bouche. Il appuie son dos sur le mur et me serre contre lui, j’ai l’impression que la tôle derrière lui va s’ouvrir, qu’une trappe va nous aspirer et qu’on va tomber comme Alice dans un terrier menant aux pays des Merveille, ici remplacé par le fond de la piscine, dont l’enduit aqua est perforé, tout au fond, par un drain à la destination mystérieuse. Déjà je suis passée dans une autre dimension où n’existent que les sensations de mes lèvres et de ma langue. La maison, Martina, le party au complet a disparu. Je suis surprise par la rapidité du changement d’état, par l’étanchéité de la bulle. Si je voulais articuler un Non, il peinerait à trouver la sortie et s’éteindrait à l’intérieur de mes joues. Le domaine des sensations s’étend et je saisis la masse de son corps, un corps plus lourd, plus dense, tous ceux que j’ai touchés dans ma vie. J’ai l’impression de jouer avec un gros animal, oui, c’est son animalité qui me subjugue. Marc prend ma main et la dépose sur sa fermeture éclair, sur son sexe qui bourre son jeans. Il se caresse avec ma main. Quand je la retire, il me souffle à l’oreille : « Je veux juste qu’on me touche. »
Un dude surgit au coin du bâtiment. Il ne s’engage pas vers nous mais du coin de l’oeil je pense déceler qu’il nous fait un signe de la main pseudo amical, dérangez-vous pas, avant de se mettre à pisser dans la haie.
Je profite de l’interruption pour repousser Marc. Je lui dit simplement : « on serait mieux de retourner dans le party ».
À la seconde où je reviens dans la cour, j’aperçois Evans avec son vieux pote Laurin. Mon chum travaillait jusqu’à 22 h, il arriverait plus tard, je le savais et je l’avais complètement oublié. En m’approchant de lui, je réalise ce qui vient de se passer derrière la piscine. Je le réalise parce qu’un gros trouble me trouble. Ma joie de le voir – mon beau Evans, ses cheveux attachés, son coat de jeans avec une patch des Dead Kennedys, bière à la main -, n’est pas pure joie, c’est une joie boiteuse, je marche vers lui soulagée de toucher bon port ; mais non ; quand nos regards se croisent, je ressens un choc électrique à la poitrine, mon muscle cardiaque foudroyé, en une demi-seconde, et ma respiration se bloque. Puis le système complet part en couilles, dans une crue printanière de noradrénaline. Attaque ou fuite.
Je me sens traître, coupable, paniquée à l’idée de nommer ou d’avouer.
Clairement fuite.
On jase quelques minutes, Evans et moi, il me parle de sa journée, il a fini de monter le topo sur la geisha d’Hochelaga, une allusion coquine que seuls nous deux pouvons comprendre. Depuis quelques mois, on travaille sur la même émission, un magazine dédié au sexe, diffusé sur une chaîne spécialisée. Je suis assistante à la réalisation, il est monteur images. Pour les jeunes adultes que nous sommes, c’est une bougie d’allumage, et si on ne trouve pas quelque chose à essayer, on trouve toujours matière à discuter. Hélas, je n’arrive pas cette fois à lui rendre son clin d’oeil ni même à tenir une conversation ; je n’en ai pas besoin, Laurin y saute à pieds joints dès qu’il entend «geisha d’Hochelaga».
Je passe mon temps à balayer la cour du regard, par en-dessous, le menton bas, en voulant ne pas avoir l’air de le faire. Où est Marc maintenant?
Martina m’entraîne vers le drive way. On fume en dansant, on danse en fumant. Elle me dit qu’elle va dormir là, chez JoHn. Je réponds ok, distraite, entêtée à estimer le nombre de minutes qu’a duré le baiser volé derrière la piscine, en me dégourdissant. Une? Ou cinq? Comme si la réponse à cette question pouvait apaiser quoi que ce soit. Pouvait m’aider à nommer les faits. Infidélité, non ; amusement, un peu mais pas tant que ça.
J’avise Evans que je suis fatiguée. Pour lui, la soirée est encore jeune. J’appelle un taxi en espérant que personne ne note ma fuite et ma consommation d’énergie fossile. Il arrive sur la plainte aiguë d’Axel Rose. Sweet Child O mine.
Je suis anxieuse de voir combien ça va me coûter, un taxi, de Laval jusqu’à chez-moi sur le Plateau. Je ne suis pas en mesure de juger de l’efficacité du trajet. Je fais confiance au monsieur qui écoute de la samba.
Comment le baiser derrière la piscine a-t-il pu produire aussi rapidement une bulle aussi étanche? Un tel abandon de ma part? En une seconde, j’ai été plongée dans mes sens, déconnectée de la raison.
Flattée, curieuse.
Mon corps se muait par lui-même, sa réponse sans entrave.
Le taxi traverse le pont. Ça va maintenant, je me situe.
Je pense à l’expression perdre les pédales.
Perdre le contrôle de la vitesse et des freins.
Je n’ai ressenti ni peur, ni menace.
Je veux juste qu’on me touche.
Je cherche à saisir l’intention de Marc. Est-ce que son ton était volontaire ou suppliant? Aguicheur ou désespéré. (Marc s’appelait-il Marc, d’ailleurs?)
Si j’ai pu être flattée, si j’ai pu me sentir choisie ou désirée, sa phrase a tout reviré de bord. Ce n’était pas pour moi, ni à propos de moi, ni avec moi. C’était pour lui, pour apaiser quelque chose. D’ailleurs, c’est quand il l’a dit que j’ai réalisé que je devais me pousser.
Je me revois en train de déposer le bol de chips sur la table en résine de synthèse. Je croyais qu’il allait m’emmener jusqu’au bout du passage derrière la piscine. À l’armoire de jardinage en plastique, barrée par un cadenas à molette.
Là où JoHn garde ses masques à gaz et ses bombes fumigènes.
[…] que l’arrière du garage, sous la scrutinie des sentinelles, ne soit plus aussi favorable aux baisers volés – l’apitoiement causé par la laideur industrielle […]
J’aimeJ’aime