On patine.
Le lac gelé crée un immense miroir blanc tendu au ciel.
Mon amie me raconte – son père est à l’hôpital depuis un mois. La veille, elle a passé la soirée avec lui, à écouter de la musique. Moustaki, Brel, Brassens. Il chantait, malgré ses capacités respiratoires et cardiaques à 30%.
Quand elle s’est penchée pour lui faire la bise avant de partir, son papa l’a retenue dans ses bras. « Ma Sophie. Je t’aime gros comme…gros comme….gros comme…tsé, dans le ciel…quand il fait noir? Les lumières? »
– Gros comme les étoiles, papa?
– Oui, c’est ça, gros comme les étoiles.
La capacité d’aimer, elle, toujours à 100%.
On patine semi-clandestines. On profite de l’anneau de glace que les riverains dorlotent et arrosent, et pelletent, et grattent, et marchent, et gardent jalousement privé. Quand ils nous croisent avec leur sourcils suspicieux, on les rassure : on est les amies de Virginie.
Sophie ajoute : « c’est tellement fort, la relation père-fille.»
Je réalise, cela me frappe, qu’habitant loin de mes parents, je me prive de leur guidance, de leur présence routinière, communale. Notre relation se confine à des visites. Ou au téléphone. On se donne des nouvelles. J’ai si peu pris de tout ce qu’ils ont à m’apprendre.
Des anges passent – nous.
On jase de nos dates, les anciennes, les actives et les rétives, d’Untel et de l’Autre-tel qu’on nomme par le métier et la localité, le soudeur de Saraguay, le comptable de Villeray. On rigole, rendues légères par la vitesse et la glisse.
On croise un Bobcat converti en Zamboni. Un beau jouet custom pour la pré-retraite. Ça me fait rêver. Je préfère les moteurs aux aiguilles à tricoter.
Le sentier de glace gagne en largeur et nous en hauteur. On est décollées ; on survole tout ce qui se passe et qui plombe juste la totalité des perspectives d’avenir. Depuis que l’espoir a été bombe-nucléarisé par l’élection de Trump, je n’avais pas laissé le petit oiseau dans mon coeur sortir de sa cage thoracique.
On se dit que le sexe est un des meilleurs antidotes à l’horreur – et de ça, on n’en manquera pas, avec Trump. Déportations, obscurantisme scientifique, broligarchie, salut nazi banalisé, xénophobie, homophobie, mépris des institutions, de la démocratie, de la justice, de la presse, de la vérité ; tous ces red flags qui jalonnent la funeste marche des États-Unis vers la dictature. Avec tout ce qui se passe, qu’est-ce qui nous reste sinon faire l’amour?
Face à l’horreur, c’est à la fois inutile et miraculeusement efficace.
Nos jambes ne se fatigueront jamais de patiner. On en fait un dernier?
On va pouvoir croiser la bruyante Zamboni à nouveau. À son approche, on doit monter le volume de nos confidences – c’est un sketch. Au premier tour, j’ai cru bon de m’extasier sur LE MEILLEUR CUNNILINGUS EVER avec force décibels. Cette fois, Sophie fait exprès en déplorant TSÉ LE GARS QUI VEUT VENIR DANS TES CHEVEUX – OUACHE!! et on pouffe de rire sous le regard indifférent du conducteur, protégé de nos niaiseries par ses Airpods.
On finit par rejoindre nos bottes qui croupissent esseulées dans le banc de neige. Ça fait du bien de rentrer, au chaud, chez Virginie, où les combines et les mitaines pendent au-dessus du poêle à bois, tout comme les langues que nos collègues ont de bien pendues aussi.
Sophie s’isole dans les escaliers, retourne un appel.
Quand elle revient, l’air qu’on respire change de texture. Son père ne va pas bien. Elle doit se rendre d’urgence auprès de lui. Une question d’heures ou de jours, dit le médecin.
Commotion des amies dont la tendresse se met tout de suite à l’oeuvre en assemblant un petit lunch pour la route, en rapaillant les équipements. Il n’est pas question qu’elle parte seule, je l’accompagne. On saute dans l’auto. Je prends le volant.
Sophie appelle son frère, sa soeur, un ami qui ira chercher son petit bonhomme à l’école. Je veux être prudente. La dernière chose dont on a besoin, c’est un accident.
Le grave et le banal, étrangement soudés, synonymes.
Ce n’est pas son premier parent qui part, à ma Sophie. Sa mère s’est éteinte après une longue maladie. Elle peut énoncer l’évidence en lui donnant la profondeur du vrai.
– Un deuil, c’est comme accoucher. C’est solitaire. Ça se partage pas.
Je laisse sa sagesse m’infuser. Moi, la bébé du deuil, que la vie préserve – la niaiseuse qui caracole à dos de licorne dans un monde où les parents ne meurent jamais. Allaitée à la pensée magique depuis le couffin. Convaincue qu’on a encore beaucoup de temps devant.
Plus on se rapproche de Montréal, plus le trafic devient dense. On se met à rêver d’un gyrophare stacké en-dessous du siège que je pourrais ventouser sur le toit en passant simplement mon bras par la fenêtre baissée, sans même arrêter de rouler. Shérif, fais-moi peur sur l’échangeur Acadie
Pis en même temps, on prie.
Attends-nous, Paul. Attends-nous. On s’en vient.
Attends-moi, Paul. Attends-moi. Je t’emmène ta Sophie.
Sophie pense qu’on devrait brûler des rouges, se faire arrêter et qu’ainsi on pourrait obtenir une escorte policière. C’est moins farfelu que son idée suivante : son cousin pourrait peut-être venir la prendre en scooter et filer à travers les chars.
Le téléphone sonne. La conjointe de son père. J’entends seulement Sophie dire : ok, quick. Les jours et les heures du médecin sont devenus minutes.
Ok. Quick.
Pognées dans le traffic.
16h30.
Autoroute Métropolitain.
De la glue.
Éclat de rire nerveux.
– Crisse que c’est niaiseux. Crisse que c’est innocent d’être pognées ici. Paul, il aurait trouvé ça drôle.
Ouin, ça m’adoucit le remords. Mais avoir su, on aurait skippé le tour de patin extra. Pis ostie que j’aurais fait de la vitesse sur la 15. Ou bien j’aurais pu la laisser à la station de métro Montmorency. Ça, c’aurait été quick.
Je sais pas trop comment me comporter. Je caresse les cheveux de mon amie. Je lui ai dit qu’elle est belle même si ça n’a pas vraiment rapport dans les circonstances.
Je la rassure.
– T’as tellement bien pris soin de lui. Mieux que n’importe qui que je connais. Tu es une fille formidable. Et ton papa le sait.
On est tout près. Sur St-Joseph. Jammées devant un feu rouge. Come on. Si y’avait pas des tatas stationnés dans la voie réservée, je me prendrais pour un autobus et je filerais par la droite en éclaboussant tout le monde de slush.
Sophie prend un appel de sa soeur.
***
Il est parti.
Bris.
Bris du fil.
Bris de la mission.
Bris de l’attente.
Bris temporel.
Métaphysique.
Naturel.
La naissance rejoint la mort.
Entre les deux. Bris.
Notre existence. Une seconde d’anomalie dans l’infini du néant.
Un glitch tout simplement.
Bris.
***
Cinq minutes plus tard, je dépose Sophie devant la porte du CHSLD. Je la regarde entrer avec ses combines sur le dos, ses grosses bottes d’hiver à moitié attachées et sa tuque pointue, à peine posée sur sa tête. Oui, je suis certaine que Paul sourit à la voir arriver habillée de même pour l’ultime au revoir.
Sa Sophie.
***
Dès que mon amie disparaît, avalée par l’éclairage des néons, la digue lâche. Je me mets à brailler comme un veau en reniflant, confuse et désorientée pas les sens uniques du Plateau, ma circulation pas apaisée pantoute. C’est tu ça, quitter son âme? Se perdre dans les chemins tracés par d’autres parce qu’on ne voit plus clair? J’espère que non.
Arrivée chez-moi, j’appelle en urgence mes parents sur FacetIme. Ils sont surpris. Un vendredi soir.
Je veux les voir, entendre leur voix. Leur dire que je les aime.
Je leur raconte.
On ne s’est pas rendues.
***
La soirée s’étiole au son de Lindberg que j’écoute en boucle – un éclair de génie de Spotify d’avoir fait jouer cette chanson.
Alors j’suis r’parti
Sur Québec Air
Transworld, Northern, Eastern, Western
Puis Pan-American
(…)
Mais j’sais pu, j’sais pu, j’sais pu où j’suis rendu
La trame sonore d’une âme s’envolant vers le ciel dans l’avion Saint-Esprit, en sacrant poétiquement.
Et toujours la Sophie….
***
J’ai sur ma table de nuit le livre Et la Vie continue ; Guide pratique et textes d’accompagnement pour les 53 jours suivant la mort de Nicole Blais. Depuis des mois, j’attends le bon moment pour l’ouvrir. C’est maintenant.
Nicole raconte que certaines personnes, une fois mortes, ne savent pas où aller. L’image qu’elle utilise est celle de la voiture dont le moteur explose et s’arrête au milieu de nulle part. Le conducteur doit l’abandonner – laisser derrière son corps physique – et aller à la rencontre de nouveaux lieux inexplorés.
Ceux qui n’osent pas s’éloigner de leur véhicule ont peur. Il faut les accompagner. Les vivants peuvent faire ça, d’un royaume à l’autre, tenir la main d’un mort pour le guider. Enfin, Nicole le peut – moi, j’aurais le syndrôme de l’imposteur, ou l’impression d’être une agent double infiltrée dans une dimension aussi étrangère que celle où évoluent les antivax et les combattants du fluor. La dimension des croyances d’autrui.
Je garde mon exprit ouvert. (Le x est une coquille, je la laisse.)
Selon Nicole, les trois premiers jours après sa mort, la personne se trouve dans une zone de Claire Lumière. Une lumière tous azimuts qui doit venir purifier les émotions, si ce travail n’a pas été fait pendant la fin de vie.
Je ferme les yeux et j’imagine cette lumière autour du papa de Sophie. Je l’imagine quitter la voiture en panne dans un magnifique décor alpin, et marcher avec un bâton de pellerin, vêtu d’une chemise à carreaux rouge.
Je lui dis qu’après la lumière, il devra passer par sept maisons avant de devenir Pur Esprit. Je ne peux pas lui en dire plus, hélas, je n’ai pas encore lu tout le livre. Seulement feuilleté. Mais c’est un bon indice. Sept maisons.
C’est vrai que j’ai l’impression de lui tenir la main. Je lui envoie un gros bouvier bernois avec une bouteille de scotch attachée au cou pour la suite du périple.
J’imagine la même lumière autour de Sophie, puis autour de mon propre corps – si elle a le pouvoir de purifier les émotions, pourquoi attendre d’être morte?
***
On ne s’est pas rendues.
Ouin.
Mais.
Je laisse les derniers mots à ma copine Barbora – des mots qui m’ont fait du bien, venant d’une jeune fille qui n’avait que vingt ans quand elle a perdu son père.
« You can never beat time. And death itself is the ultimate proof of it.
But I imagine the both of you, spinning on the frozen lake, the Joy existing in parallel of Death, and this is a very serene image.»
Beau témoignage. Ton amie est chanceuse de t’avoir eu à ses côtés pendant ce passage. C’est précieux.
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