Anesthésie, 1, 2, 3, 4…

(Avertissement : ce billet est une pâte à modeler de fiction. La narratrice réfléchit sur des événements qui lui sont arrivés dans la vingtaine. Éventuellement, si j’y arrive, j’espère en tirer un roman qui porterait sur le militantisme et l’engagement. Souhaitez-moi bonne chance.)


L’anesthésiste a pris ma main dans la sienne.

Ma fatigue était telle que ma propre petite voix intérieure s’était tue. Je n’entendais que les échos de ma mère ; m’avait-elle dit que l’anesthésiste de l’hôpital est un de ses anciens élèves? Que sa fille est agent de bord? Il y a longtemps que je n’écoute plus les monologues de ma mère, et je ferme les écoutilles encore plus étanches quand elle me récite une entrée intégrale de son Almanach du Peuple. Je parie qu’elle a mentionné la paroisse où il avait grandi, fils d’un maçon de Saint-Mathieu ou de producteurs de porc de Saint-Armand, indifférente à mon indifférence. 

Un jour s’éteindra la mémoire vivante de Bellechasse et je serai responsable d’avoir échappé le flambeau.

L’anesthésiste porte un masque alors je ne vois que ses yeux sourire. Inspirer confiance avec une moitié de visage doit faire partie de son savoir-faire périopératoire. Je m’apprêtais à lui demander pourquoi on demande aux patients de ne pas porter de vernis à ongles – le protocole était déjà lancé.

Mademoiselle, on va compter ensemble jusqu’à dix.  

UN

J’arrive dans la régie. Je dépose mon chrono sur la table, à la place que j’occupe entre le réalisateur à ma droite et l’opérateur du Chyron à ma gauche. On va enregistrer cinq émissions aujourd’hui – l’an passé, c’était quatre par jour. Maintenant cinq, pour le même salaire et le même nombre d’heures en studio. 

Pour chaque émission, je traîne dans une boîte de carton une pile de cue-sheets, les cassettes Betacam identifiées avec les étiquettes que j’ai imprimées, le générique et les livres à grabber. Tâches faciles avec haut niveau de responsabilité ; ma définition du bonheur. Par contre, aujourd’hui, une exception défie la règle. 

La boîte pèse lourd. Mon corps aussi. Depuis des semaines, j’ai du mal à monter les escaliers qui mènent au troisième, je me suis mise à prendre l’ascenseur. 

À la vue du mur d’écrans devant moi, je me sens étourdie. Cinq caméras, deux VTR playback, le VTR Record, le Programme et le Chyron. Certains affichent des barres de couleurs. Un tone d’un kilohertz vrille mes tympans avant d’être coupé net par le preneur de son qui fignole son calibrage. 

Quand je m’approche d’elle pendant ma distribution de cue-sheets, la régisseure de plateau sursaute. T’es bien pâle! T’es certaine que ça va?

Je suis honteuse d’avouer que je ne me sens pas très bien. J’aurais dû me déclarer malade et rester à la maison mais je n’avais pas envie de faire de trouble. Cet aveu fissure mon armure de déni et je me mets subitement à grelotter. 

On tourne dans une heure. Je rôde dans le studio pour dénicher un coin où je pourrais me reposer quelques minutes, hors de la vue de tout le monde, pareille à un chat dans une maison envahie par la visite. En régie, il y a un espace que personne ne voit ni n’arpente, entre le mur d’écrans et nos postes de travail. Je m’allonge dans ce ravin en m’abrillant avec mon manteau, directement sur le tapis, insensible au fait que ce dernier puisse n’avoir pas connu de nettoyage digne de ce nom depuis une bonne décennie, ni davantage à l’évidence que ma petite sieste dissimulée n’aura pour effet que de rendre mon état encore plus inquiétant. 

Mitsou, la petite chienne collie de mes grands-parents ne s’est pas demandé de quoi elle avait l’air quand elle s’est abritée dans le creux de neige sous le gros pin. Le mode instinct prend la gouverne. Les oiseaux se cachent pour mourir.

Je perds la carte. 

J’entends au loin qu’on me cherche. C’est l’Empereur Tomato Ketchup qui me réveille, c’est à dire le réalisateur, aussi burlesque que le tyran inventé par Bérurier Noir, avec sa voix que je trouve haut perchée car elle me tombe dessus, émise d’un mètre quatre-vingt. Sa plainte «Voyons, où c’est qu’elle est, crisse?» a l’effet d’une pluie froide qui en quelques gouttes me force à la conscience – et au pragmatisme immédiat. Comment vais-je pouvoir me lever et apparaître devant les écrans sans avoir l’air misérablement ridicule ou ridiculement misérable? 

À l’époque, il y avait, au coin du trottoir du La Baie sur Sainte-Catherine, un mendiant qui attirait l’attention par l’énorme masse de manteaux qui l’emmitouflait, hiver comme été. À croire qu’il en portait deux ou trois ou cinq, et sa présence, son être montagne, après des décennies, en était venue à faire partie du paysage. 

J’ai l’impression d’être ce mendiant, qui par miracle se lève de sa chaise.  

Branle-bas de combat. 

On m’escorte jusqu’à la loge. Les animatrices sont déjà sur le plateau, l’habilleuse n’a qu’à tasser les vêtements et les cintres qui encombrent le divan pour que je puisse m’allonger dans une bacchanale de restants – tiges de raisins dégarnies, croissants effeuillés et relants de spray net. L’indice de concentration de benzène dans l’air n’en a rien à foutre de n’avoir pas été inventé, il reste élevé. 

La fièvre aussi. 

Je reperds la carte.

Interlude délirant où je me traîne de peine et de misère à la toilette pour faire pipi. Je m’extirpe de la cabine en tenant à peine sur mes jambes. Marina Orsini apparaît et m’aide à m’essuyer les mains. Je retombe dans un état de semi-conscience. 

Du fond du divan dont il m’est devenu impossible de me lever, j’échoue à articuler des arguments pour contredire un appel au 911 – Tomato Ketchup tranche : les filles vont avoir besoin de leur loge.

Deux paramédics arrivent bientôt, avec une gestuelle de magiciens déplient devant moi une chaise roulante. Ma tête est lourde, mon cou plié comme celui d’un petit poulet. Ils me conduisent jusqu’à l’ambulance stationnée sur le trottoir, devant l’entrée de l’édifice. C’est une première pour moi. Je n’ai jamais pris de limousine non plus, ni fait de ski nautique. Tant de choses que je n’ai pas faites et ne ferai peut-être jamais.

Une vie peut être courte. 

Le masque à oxygène me rappelle à la mienne. C’est peut-être pas fini. 

Aux urgences de Saint-Luc, la priorité ambulancière me fait l’effet d’une priorité princière. En quelques minutes à peine, je suis reine de ma civière, staquée dans un corridor, au milieu des danses que les corps de métier accordent aux patients, un à la fois, sans leur procurer, hélas, les véritables enchantements d’une salle de bal.

Signes vitaux, piqûre, soluté, contact d’urgence. Souhaitez-vous qu’on appelle un de vos proches? 

La première personne que j’aimerais appeler vient de me laisser. Ma deuxième est en Chine. 

Mon troisième est une jeune femme souffrant d’un mal mystérieux doublé d’une honteuse solitude. 

DEUX

Une infirmière me réveille. Elle me demande ce que j’ai mangé aujourd’hui. Pas grand chose. Elle me tend un verre d’eau et m’annonce que le médecin veut me faire passer une échographie. 

On me roule dans le corridor, on me me hisse en ascenseur, on me dénude, on m’achève avec la jaquette d’hôpital. 

Gel froid sur mon ventre.

– Madame, saviez-vous que vous étiez enceinte?  

Mon visage doit avoir répondu pour moi car le médecin poursuit sans que j’aie le temps d’émettre un son.

Mais le foetus n’est plus vivant. Son coeur a arrêté de se développer. 



DEUX ET DES POUSSIÈRES

Retour au corridor, ma place vacante, réservée. 

Les mots prononcés par le médecin se répètent, détrônant les litanies de ma mère. 

Enceinte. Foetus. 

Je regarde dans le vide. Statue étourdie par une volée d’oiseaux invisibles. Contradictoires. Corbeaux d’un bord. Cigogne de l’autre.

Le médecin s’est voulu rassurant. Ne pas m’en faire. Dix pourcent des premières grossesses s’arrêtent pendant le premier trimestre, sans autres raisons que celles dites naturelles. Les miracles ont besoin de pratique eux aussi – à compter qu’on les espère.

(Et quel miracle? Les zoologistes ont-ils jamais tenté de mesurer le poids qu’une cigogne de taille moyenne peut transporter en vol? D’après moi, on devrait confier la livraison des bébés à des Saint-Bernard.)

Les mots comme des oiseaux tournent autour de moi parce que je ne suis pas prête à les laisser se poser sur mon épaule.

Je sursaute quand l’un d’eux me pique pour me rappeler ce qu’a dit le médecin tout à l’heure. 

«On va devoir vous faire un curetage.»

TROIS

J’ai apporté mon Pentax et des jujubes en forme de grenouilles. 

Karl est passé me prendre après le boulot. Je l’attendais dans le hall de l’édifice, sur René-Lévesque. Je portais le chemisier marine avec l’imprimé de montgolfières. Au travail, je tentais de présenter les items les plus élégants de ma garde-robe grunge ; c’était facile de trouver, en friperie ou au Village des Valeurs, des vêtements étonnants ou même détonnants, c’était une autre paire de manches de les agencer ensemble. Je n’allais pas adopter intégralement le look gothique, ni reggae, ni les habits en peluche des coureurs de rave et d’after hour – encore moins la suce pour bébé en pendentif autour du cou. Marier les styles imposait un exercice d’équilibriste, fil de fer, orteils en pointe et parapluie, pour lequel mes rares succès se voyaient régulièrement suivis de flops tout aussi remarquables.

Du chemiser montgolfières, j’aimais l’humour, les motifs kitsch. Il se nouait avec une boucle lâche au niveau du cou, créant une touche de romantisme. En faisant le pied de grue dans la verrière, j’espérais que Karl me trouverait belle et originale au premier coup d’oeil, puis qu’il se pencherait vers moi au-dessus du break à bras pour m’embrasser. Si je décodais chez lui ne serait-ce qu’une once de scepticisme, j’allais prétexter avoir choisi ce chemisier pour amuser les filles. De la fierté à la gêne, il n’y a qu’un faux pas.

Mes aisselles empestaient. Était-ce l’effet de la nervosité, d’une mauvaise connaissance des propriétés textiles ou d’un écart involontaire à l’hygiène?  

La Saab de couleur sable s’est arrêtée au feu rouge, et je me suis garrochée pour que mon amoureux ne manque pas la verte et qu’on ne bloque pas le trafic, n’osant gaspiller aucune précieuse seconde à déposer mon bagage à l’arrière. Je le garde sur mes genoux.

Il me salue avec un «Ça va?», mais pas de bisou.

Entrer dans son auto, c’était entrer dans un mood. Un mode critique. Le Karl au volant commentait sans arrêt la conduite des autres, reprenait les journalistes à la radio, pestait contre les feux désynchronisés, le marquage des voies, l’état de la chaussée et les gouvernements, coupables à tous les paliers d’avoir mal fait ou rien fait du tout. 

Ce jour-là, j’ai conclu à une constante. L’échantillonnage sur six mois me permettait de prédire que ce serait toujours comme ça. Sur le pont, le son régulier des joints du tablier accompagnaient mon hésitation. Tatoum. Je lui en parle. Tatoum. Je dis rien. Tatoum. Je lui en parle. Tatoum. Ferme donc ta boîte, maudite fatiquante. 

C’est plus fort que moi.

– Es-tu toujours fâché quand tu conduis? 

– Je ne suis pas fâché. C’est important de s’exprimer. Il ne faut pas garder le négatif à l’intérieur. 

Il me dit que sinon, il va arriver de mauvaise humeur à la maison. 

Moi qui croyais lui tendre un miroir, ouvrir une brèche et, me croisant les doigts, amorcer une conversation plus intime ; je me fais servir une justification si rapide et précise qu’elle me semble pré-fabriquée. Je suis prête à parier qu’on lui a déjà tiré le portrait – il le sait. Mais ne souhaite pas changer.

– Je dis ça parce que l’habitacle d’une voiture ressemble à un bouclier. On peut se sentir fort, invulnérable, complètement libre de dire ce qui nous passe par la tête. Sauf que…c’est pas très agréable pour le passager. 

Allait-il accepter ne serait-ce qu’un milligramme de la critique qu’il servait aux autres et au monde?  

Silence. Attention fixée droit devant. Il ne parle plus. 

Je redeviens enfant. Bras croisés sur le sac à dos toujours posé sur mes genoux. La tête et le regard tournés vers la fenêtre pour ne plus le voir. Boudeuse.

Et vêtue d’un chemisier à imprimé de ballons mignons.

C’est moi qui vais arriver chez-lui de mauvaise humeur.

Fallait-il que je le provoque, quelques minutes avant de rencontrer ses filles pour la première fois? 

QUATRE

J’ai arrêté de compter à quatre. À cinq, je sombrais. Je suis pas mal certaine que l’anesthésiste ne s’est pas rendu jusqu’à dix – à moins que le protocole ne l’exige?

Si doucement, si facilement, si rapidement, je suis passée à l’état d’inconscience totale. J’aurais aussi bien pu être morte et ne jamais me réveiller. 

(Ces temps-ci, à cause de la nouvelle normalité dystopique, j’ai une pensée récurrente : la mort choisie. Je ne voudrais surtout pas que ma vie se termine de manière violente. Posséder quelque comprimé léthal dans ma pharmacie serait la plus apaisante des polices d’assurances. Mais quel comprimé? Quel ingrédient actif agit tel un poison sans causer de douleur? L’anesthésiste aurait pu me le dire. J’ai manqué ma chance. A vingt ans, je me souciais du vernis ; le monde et les temps changent, serinait Hugues Aufray, sur l’air de Dylan.)

(Les parenthèses sont-elles une maladresse en littérature? Les critiques y sont-ils allergiques? Serai-je prise en défaut pour avoir ajouté à mon usage un peu trop enthousiaste des demi-quadratins une indulgence envers les parenthèses?) 

(Je me défendrai en plaidant que le procédé visait à faire ressentir au lecteur la pause temporelle que constitue l’anesthésie.) 

«Un bateau, deux bateaux, trois bateaux» auraient été de mise si le protocole opératoire comportait un décompte à voix haute pour le retour à la réalité. La première chose que j’ai vue alors que je recouvrais mes sens est le visage – flou – d’une femme posé sur moi. Je croyais être encore dans la salle d’opération. J’ai demandé à l’infirmière : l’avez-vous vu passer? 

La civière s’est mise en mouvement. Je me suis rendormie. Sans avoir obtenu de réponse.

(La suite dans ma prochaine publication!)

Un commentaire

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