
J’entends à la radio l’écrivaine Dominique Fortier parler de l’importance qu’ont les lecteurs pour elle. Ils font la moitié du travail du livre. Sans eux, les mots ne sont que «lettres mortes».
C’est donc cela que j’écris, depuis si longtemps, en cachette, des lettres mortes?
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J’ai peut-être 10 ou 11 ans. Par un bel après-midi d’été, je tombe sur ma mère et mon père, assis sur le patio, en train de profiter du soleil et du calme retrouvé, quand les tracteurs s’arrêtent et que les levées de poussière retombent. Ma mère tient dans ses mains un cahier Canada et je l’entends faire la lecture à mon père.
Ma mère a toujours écrit ; des poèmes, des nouvelles, des chroniques dans le journal du village. Cet été-là, elle s’est mise à écrire un roman. Les petits apartés de mes parents deviennent coutumiers. J’ai le vague souvenir de m’être assise avec eux une fois pour écouter ma mère — avais-je été invitée à le faire? avais-je pris la liberté de le faire? — mais je les observe le plus souvent à la dérobée, de la cuisine, curieuse des mots qui filtrent à travers le moustiquaire et en ressortent hachurés, m’approchant sur la pointe des pieds, mais jugeant que je ne dois pas pénétrer leur bulle.
Encore aujourd’hui, je n’ai aucune idée de ce que racontait le roman de ma mère, quelle était l’histoire, qui étaient ses personnages, ni si elle l’a achevé — pour la première fois de ma vie me vient-il à l’esprit que je pourrais bien lui demander.
Mes souvenirs sont plus photos que films. Comme si le passé m’envoyait des cartes postales avec une photo à l’endroit et mes émotions notées à l’endos.
Des émotions, ce souvenir en convoque plusieurs. D’abord, l’étonnement de surprendre un moment d’intimité entre mes parents. Ils n’étaient pas du genre à s’embrasser en public ou à se toucher, et leurs baisers sur la bouche étaient des “becs” délicats, rapides, fonctionnels. Il régnait chez-nous une pudeur intégrale concernant le sexe et la sensualité. Ainsi donc, il y a quelque chose entre eux. J’en suis ravie et déjà, gênée.
Mais cette gêne enfantine en couve d’autres.
Je suis gênée de voir mon père obligé d’écouter ma mère, comme s’il était pris en otage par elle et sa lecture. Gênée pour ma mère qui n’avait que son mari pour public.
Comme moi, ma gêne est laide, ma gêne n’est pas jolie.
La femme en débardeur et en culottes courtes qui partage des bouts de roman sur son patio un beau samedi après-midi, quelque part sur une ferme laitière “en région”, elle n’a pour moi aucune chance de succès. Et c’est par le succès qu’à cet âge, sans y réfléchir, j’évalue la pertinence de ses écrits.
Cette première impression est fatale. Durable. Je ne la questionnerai jamais, ni n’en verrai la cruauté, la toxicité. Comment savoir, à cet âge, que ma gêne goûte quelque chose?
Je peux bien blâmer la télé, l’air ambiant, la culture populaire, Musique Plus ou le Elle Québec que je reçois tous les mois. Les vrais artistes, on les trouve sur les plateaux de télé qui se présentent à moi comme la condensation de tout ce que la vie a de mieux à offrir et qui m’échappe — élégance, prestige, charisme, aisance —, on les voit sur les pages glacées des magazines, dans les photoshoots de mode et les phrases choc mises en gras, on les reconnaît à la taille des files que font leurs fans pour se procurer des billets de concert, allant jusqu’à dormir devant le Forum s’il le faut.
Oui je peux blâmer la télé, c’est bien pratique. Elle a rempli d’illusions mon manque d’imagination et mon ignorance.
Sauf que ma gêne a un petit goût de mépris aussi.
De mépris envers ma mère.
Le mépris ordinaire des personnes rationnelles envers les rêveurs. En anglais, ils disent it runs in the family — chez-nous, t’as besoin de faire un méchant tabac pour que ça valide le temps perdu.
Puis il y a eu la soirée de poésie.
Encore, je ne me rappelle pas grand chose de cette soirée : vaguement que nous sommes assis en rangée, mon père, ma mère poète, mon frère et moi, dans le décor planche sur planche d’un bâtiment historique, une seigneurie peut-être ; que devant ce défilé d’auteurs qui viennent partager leurs mots les plus choisis, je ne cède pas aisément à la suspension de mon incrédulité ; qu’ainsi, et c’est réconfortant, ma mère n’est pas la seule.
Tout aussi vaguement, je revois ma mère sur scène en train de lire.
Je suis fière d’elle.
Je suis fière de la finesse de son texte. De son style qui crée des images fortes à partir d’observations simples.
En plus, elle lit bien, ma mère.
Et ce soir-là, elle remporte tous les honneurs.
Une fondation historique lui remet son prix annuel, visant à encourager un ou une auteure de la région. Elle reçoit une plaque gravée à son nom, une bourse aussi il me semble.
Elle vole. Nous aussi.
Dans la foulée, elle publie un livre.
J’apprends ce que signifie publier à compte d’auteur.
Ça signifie qu’il y a une boîte de ses livres en permanence dans la Civic de ma mère, et qu’elle s’arrête fréquemment, dans chaque librairie qui passe, pour convaincre le libraire d’acheter ses livres, ce qui, dans mon souvenir, n’arrive jamais, ou s’il-vous-plaît de les mettre en consigne sur ses tablettes, une victoire à l’arraché. On l’attend dans l’auto.
Les mois suivants, deuxième round. Ma mère refait le tour pour constater l’état des ventes. Il ne faut pas se décourager.
Elle court ; salons du livre régionaux, lectures dans les bibliothèques municipales ou les cercles des Fermières, s’offre une table à la vente trottoir et un présentoir dans un kiosque d’artisanat, et toujours elle transporte ses boîtes, deux chevalets et les deux tableaux qui illustrent son recueil, eux aussi à vendre. Parfois, elle tend une copie de son livre à des amis qui lui rendent visite à la maison.
À chaque round, des bons mots, des sourires, de belles rencontres. Quelques ventes qui égayent.
Mais tant de mains vides.
Les mains vides blessent elles aussi.
(Encore aujourd’hui, je ne sors pas d’un magasin les mains vides sans avoir le coeur serré pour le commerçant. Souvent j’espère qu’il ne m’a pas vue passer la porte.)
De toutes mes gênes, c’est la pièce-maîtresse. Ma gêne d’entendre la déception dans la voix de ma mère, sa fatigue, parfois sa rancoeur, quand elle discute avec mon père dans l’auto. Assise à l’arrière avec mon frère, bien sages dans nos armures d’air indifférent, j’en tire les seules conclusions qu’à cet âge je pouvais en tirer, c’est-à-dire qu’il n’y a rien de plus humiliant qu’essayer. Qu’il vaudrait mieux abandonner que d’être l’incarnation vivante de l’insuccès.
Puis plus le temps passe, moins on en parle. Jusqu’au silence complet. Et rien ne résume mieux la présence fantomatique des boîtes d’invendus dans le sous-sol de mes parents : son livre est tabou.
Or pendant que je fouille dans ce tiroir de ma mémoire, je reçois une flèche en plein coeur. Le courage de ma mère. L’humble offrande de son art. Son talent, sa volonté de partager ce qui l’habite, de laisser s’exprimer sa nature et voir où cela peut la mener.
Si elle savait comme aujourd’hui je l’admire — pour la première de ma vie me vient-il à l’esprit que je pourrais bien le lui dire.
Ma mère est mille fois plus courageuse que moi avec mon blogue anonyme.
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J’écris tous les jours depuis longtemps. Il n’y a pas grand chose qui sort du cercle très intime que j’anime avec moi-même et mes mots. Alors, que dirait-elle, Dominique Fortier, de mes «lettres»? Sont-elles à demi-mortes? Orphelines?
Peut-être juste naissantes…